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la paroi du promontoire jusqu’à son extrémité vers Près-de-Ville. Au-dessus de la Taverne, mais un peu à l’est, se dressait la silhouette formidable du Château Saint-Louis.

La Taverne était séparée de la rue Champlain par un autre passage étroit qu’on désignait alors sous le nom de « Ruelle-aux-Rats ». Pourquoi ?… Nous n’avons pu en découvrir le motif ou la cause. Peut-être était-ce à cause tout simplement de son peu de largeur, ou de sa saleté !… Tout à l’entour était groupé un amoncellement, pour ainsi dire, de huttes, de baraques, de masures qui abritaient de pauvres artisans, des mendiants, quelques femmes interlopes, et des matelots et miliciens. Ce n’était pas le quartier des hauts bourgeois, et pourtant il y vivait d’honnêtes ouvriers qui, trop pauvres pour avoir pignon sur rue, se voyaient bien forcés de domicilier dans ces masures. Ce sont donc ces honnêtes ouvriers qui, à cause de vacarmes infernaux dont retentissait, la nuit, la Taverne des Anglais, l’avaient appelée « La Taverne du Diable ».

Mais qui aurait supposé qu’en cette Taverne du Diable vivait un ange !… Un ange ?… Du moins l’être en avait bien l’apparence ! Cet ange… c’était la fille unique de John Aikins, tenancier de cette Taverne, c’est-à-dire Miss Tracey Aikins. Miss Tracey était une grande fille rousse, délurée, hardie, et regardant un homme en plein dans les yeux, mais bonne enfant, à ce qu’on disait, et très jolie, très aimable, presque séduisante, et fiancée à un neveu du grand marchand de la haute-ville, Lymburner. Car Lymburner et John Aikins étaient deux grands amis… les doigts de la main ! Or, Lymburner s’étant intéressé au sort futur de son neveu, jeune ingénieur militaire, avait arrangé les plans d’un futur mariage entre ce neveu et la fille du tavernier. Cet ingénieur avait trente ans, Miss Tracey en avait dix-huit. Et ajoutons, pour la meilleure compréhension des faits qui vont suivre, que ces quatre personnages formaient un quatuor très partisan de l’indépendance des États américains.

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C’était mardi, le 7 novembre, de l’année 1775.

Deux paysans canadiens de Saint-Michel avaient signalé l’approche des troupes du colonel américain, Arnold, et ils étaient aussitôt accourus à Québec pour en prévenir les autorités militaires.

Cette nouvelle avait causé un grand émoi parmi la population, émoi qui s’était changé, le lendemain, en consternation, lorsqu’on avait vu apparaître sur les hauteurs de Lévis une forte troupe américaine. Et pourtant cette troupe avait été fort réduite en nombre par les traînards laissés en chemin le long de ce parcours formidable qu’avait dû suivre Arnold de l’État du Massachusetts à travers le New-Hampshire, le Maine, par des chemins à peine tracés, impossibles, et surtout par le passage des monts Alléghanys. La troupe, une fois en face de Québec, n’atteignait pas mille hommes. Seulement, les deux paysans canadiens, par exagération involontaire, avaient établi le nombre des soldats américains à trois et quatre mille.

Or, Québec n’était nullement préparée à recevoir, encore moins à repousser une telle masse d’hommes et qu’on disait pourvue d’une artillerie redoutable. Québec était d’autant moins préparée que ses principaux chefs lui manquaient.

Carleton et ses lieutenants s’étaient rendus à Montréal pour repousser le général Montgomery qui s’était déjà emparé du fort Saint-Jean, et qui menaçait d’envahir tout le pays et de le soumettre. Carleton, malheureusement, n’avait pu accomplir le prodige qu’on avait un moment attendu de lui.

La ville de Québec, à l’arrivée de ces Américains, se trouvait sans chefs presque et sans beaucoup de soldats. Par contre, elle était approvisionnée d’une bonne quantité de munitions de guerre et de provisions de bouche, et avec des soldats en nombre suffisant elle pouvait soutenir un long siège. Ses murs étaient, du côté nord, garnis de mortiers et de canons ; du côté de la rivière Saint-Charles avait été disposée une batterie de grosse artillerie ; du côté Sud, le bastion du fort Saint-Louis menaçait le fleuve. La basse-ville n’était pas moins bien défendue par un système de palissades armées, de barrières et de barricades protégées des canons et mortiers et surveillées par des détachements de miliciens et de matelots.

La ville se trouvait donc, à l’apparition des Américains, en bonne posture de défense, et sa population aurait pu se croire en parfaite sûreté.

Malheureusement, pour mettre en œuvre toute cette machine de guerre il fallait des têtes et des bras, et le désaccord qui régnait parmi les esprits empêchait toute participa-