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LA TAVERNE DU DIABLE

Cécile alla à cette porte qui était celle de la cuisine. Elle ne vit là personne. Elle remarqua que le feu de la cheminée se mourait. Puis elle vit deux autres portes closes toutes deux. Vers laquelle aller ?… Après une seconde d’hésitation elle marcha vers l’une d’elles, mais cette porte s’ouvrit avant qu’elle y arrivât, et dans le cadre de la porte apparut le visage défait de Miss Tracey.

Il se produisit comme un choc invisible entre les deux jeunes filles.

— Ah ! c’est vous ! fit Cécile avec une sorte d’effroi, tant elle redoutait maintenant la fille du tavernier. Je cherche le lieutenant Lambert, ajouta-t-elle.

Miss Tracey sourit et répondit.

— Il est là-haut… mais il est blessé !

— Blessé ! fit avec inquiétude Cécile. Est-ce gravement ?

Peut-être ! répondit Miss Tracey. Mais vous arrivez bien à point : il m’envoyait vous chercher.

— En ce cas, vite ! conduisez-moi auprès de lui !

Miss Tracey esquissa un sourire mystérieux… un sourire que ne comprit pas Cécile qui, toute confiante, suivit la jeune anglaise qui venait de dire seulement :

— Venez !

Cécile pénétra dans une pièce au fond de laquelle était un escalier de service qui conduisait aux étages supérieurs, dans cette partie de la taverne qui servait au logement du tenancier, de sa fille et des gens de service. Mais depuis que la ville était menacée d’une surprise ou d’une attaque par les Américains, John Aikins avait renvoyé tout son monde.

Miss Tracey conduisit Cécile au premier étage et la fit entrer dans une chambre obscure, étroite et sans fenêtre. Cette chambre était inhabitée. Mais avant que Cécile n’eût le temps d’exprimer sa surprise ou sa défiance, la fille du tavernier referma violemment la porte qu’elle verrouilla à l’extérieur, laissant Cécile seule et prisonnière.

Cécile poussa un faible cri d’émoi.

— Ah ! ah ! mademoiselle Cécile, ricana Miss Tracey à travers la porte, vous êtes bien prise, n’est-ce pas ? Je vous conseille de faire vos adieux au monde, votre dernière heure a sonné !

Et la fille du tavernier, exultante de joie terrible, descendit rapidement à la cuisine, alluma un flambeau et se rendit dans la cave. Puis elle commença un travail mystérieux. D’une caisse elle tira de la paille d’emballage, qu’elle disposa en un tas vers le centre de la cave ; sur cette paille elle jeta quelques fagots, et par-dessus les fagots elle se mit à empiler des caisses vides jusqu’au plancher supérieur. Ceci fait, elle prit son flambeau et alluma la paille qui pétilla légèrement, puis s’enflamma tout à fait. Miss Tracey s’écarta de quelques pas et, immobile, son flambeau à la main, elle regarda avec un sourire vague les flammes s’enrouler lentement autour des fagots, puis, peu à peu s’élever, lécher les caisses, crépiter, et enfin atteindre le plancher supérieur. Et chose curieuse, Miss Tracey n’avait plus l’air d’avoir toute sa raison : elle regardait ce brasier comme un enfant s’amuse autour d’un petit feu de feuilles mortes. À la voir ainsi, tranquille, souriante à demi, on eût pensé qu’elle s’imaginait que ce feu allait s’éteindre dès que les caisses auraient été consumées. Mais bientôt la chaleur des flammes plus vivaces mit des rougeurs vives sur ses joues, ces flammes, maintenant, commençaient de courir de solive en solive comme si elles eussent cherché une voie pour s’élever plus haut. La cave s’emplissait peu à peu de fumée. Alors la jeune fille tressaillit longuement. Elle jeta un dernier et rapide coup d’œil vers les flammes qui se répandaient et attaquaient maintenant avec une fureur croissante les solives poussiéreuses et les planches du parquet supérieur, et se dirigea vivement vers le soupirail que nous connaissons. Là, elle éteignit son flambeau, s’accota contre le mur et, avec un sourire singulier à ses lèvres, elle se remit à regarder l’incendie qu’elle venait d’allumer.

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Lorsque Cécile se vit renfermée dans cette chambre obscure, sans fenêtre, sans autre issue que la porte verrouillée à l’extérieur, une terrible épouvante l’empoigna. Cécile était brave… mais brave lorsqu’elle possédait des moyens de défense. Mais là, elle demeurait impuissante contre l’inconnu. Et les paroles prononcées par Miss Tracey n’étaient pas pour la rassurer :

— …votre dernière heure a sonné !

Alors, obéissant à l’instinct, elle se mit à appeler Lambert, car elle croyait que le lieutenant était dans la taverne, qu’il l’entendrait et qu’il viendrait à son secours. Tout d’abord, elle n’appela que faiblement, comme si l’écho de sa propre voix lui eût fait peur. Mais aucune réponse n’arrivait à son appel. Les seuls bruits qu’elle entendait étaient les échos lointains et affaiblis de la bataille entre les Américains et la garnison de la ville.