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LA VIERGE D’IVOIRE

dans son sourire et dans l’expression de ses regards fatigués.

— Oui ? répliqua Amable. Eh bien ! c’est bon signe.

— As-tu pris tes remèdes ? demanda Eugénie au malade.

— Oui, Énie… mais pas bons à prendre !

— Pourquoi ?

— Trop amers !

— C’est ce qu’il faut répliqua le père. Ces amers vont te donner l’appétit et tu redeviendras fort comme un homme.

Le malade hocha faiblement la tête et continua de laisser ses regards flotter dans le vague.

Amable Beaudoin alla s’asseoir près de sa femme et dit :

— Lénore, devine ce que j’ai reçu ce soir en payement d’un souper.

Lénore était le diminutif de Éléonore.

— Pas une fortune, certain, hein ? Amable.

— Tu ne peux pas… non, vous ne pouvez pas vous imaginer vous autres non plus. Toi, Eugénie, peux-tu deviner, et toi, Clarisse ?

Qu’est-ce que c’est qu’on vous a donné ? interrogea Clarisse qui avait remarqué Philippe Danjou pendant qu’il parlementait avec son père à la caisse du restaurant.

— Tenez, regardez !

Et Amable, en exhibant la statuette, souriait.

— C’est une petite statue ! proféra la mère avec surprise.

— C’est vrai !

— Montrez donc, papa, fit Eugénie en se levant et s’approchant de son père.

Elle prit la petite statue et l’examina curieusement.

— On dirait que c’est une vierge en ivoire ! murmura-t-elle, pensive, et en retournant la statuette de tous côtés.

Clarisse et l’autre fille s’étaient réunies autour de leur sœur aînée et regardaient l’objet rare.

— Oui, déclara Clarisse, c’est une petite madone.

— Clarisse, c’est la Ste Vierge ! corrigea la mère que l’appellation « madone » ne satisfaisait pas.

— Dans tous les cas, reprit Clarisse, ça ne vaut pas grand-chose.

— Oh ! je sais bien, dit Amable, que ce n’est pas une fortune.

— Mais si c’était un talisman ! émit Eugénie.

— Ça se pourrait bien, car on ne sait jamais, répondit Amable.

— Qui t’a donné cela ? demanda la mère.

— C’est un jeune homme qui avait l’air bien misérable. Comme il n’avait pas d’argent et qu’il voulait manger et me promettait de me payer demain soir, en expliquant qu’il allait travailler demain chez M. Roussel de la rue Saint-Paul, je lui ai demandé de me donner quelque chose en garantie. Il m’a alors donné cette statuette.

— En attendant qu’il vous paye ? demanda Eugénie.

— Non, non… il me l’a donnée pour toujours.

— Pauvre garçon ! murmura Eugénie, je vous assure qu’il a mangé pour son argent !

— Pour sa statuette ? veux-tu dire, fit Amable en riant.

— N’importe ! intervint la mère, sérieuse ; les objets de piété ne portent jamais malchance !

— Eh bien ! je te la donne, Lénore.

— Et moi, je vais la donner à Adolphe.

Et comme, à ce moment, le malade, venait de poser ses regards fixes sur le groupe qui parlait de choses qu’il ne semblait pas comprendre, la mère Beaudoin ajouta :

— Hein ! veux-tu ça, Adolphe ?

Elle lui montrait la statuette.

— Que c’est ça ? demanda-t-il.

— Une petite Vierge d’Ivoire, répondit Eugénie. Veux-tu la porter sur toi, Adolphe ?

— Qu’il la conserve plutôt sous ses oreillers ! conseilla Clarisse.