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LA VIERGE D’IVOIRE

— C’est juste, approuva la mère. Là il ne pourra pas la perdre.

Eugénie prit la statuette et l’apporta au malade qui, à son tour, l’examina curieusement. Puis il ébaucha un sourire vague et laissa tomber la statuette dans la main d’Eugénie.

— Veux-tu que je la mette sous tes oreillers, Adolphe ? demanda la jeune fille en souriant.

Le malade hocha la tête avec indifférence.

N’importe ! Eugénie glissa la statuette sous la pile d’oreillers et retourna se mêler à la conversation.

On parlait de Philippe Danjou.

— Le connaissais-tu ? demandait la femme du restaurateur.

— Non. Mais lui me connaissait. Il m’a dit que, deux ou trois ans passés, il est venu manger quelquefois ici. Cela se peut bien. Et quant à reconnaître celui-ci ou celui-là qui s’arrête une ou deux fois l’an, j’y renonce de suite. Ensuite, s’il fallait se souvenir de toutes les têtes qu’on voit chaque jour… non, c’est pas possible.

— Comment était-il ce jeune homme ?

— Il n’avait pas l’air d’un millionnaire d’abord ; et puis il m’avait l’air joliment à la veille de crever de faim. D’une façon j’ai eu pitié de lui ; et même s’il ne m’avait rien donné, je lui aurais fait servir à souper.

— Il y a tant de fainéants qui cherchent à se faire nourrir pour rien ! dit la mère Beaudoin.

— Oh ! ce jeune homme, maman, intervint Eugénie, n’avait pas l’air d’un fainéant. Et puis il a une bonne figure, n’est-ce pas, papa ?

— Je ne peux pas dire non, répondit Amable. Mais on peut bien dire que les coquins qui mangent à l’œil trouvent toujours le moyen de se donner un air d’honnêteté.

— Ce garçon ne t’a-t-il pas dit qu’il allait travailler chez M. Roussel ? interrogea la femme du restaurateur.

— Ça pourrait bien être une histoire ! répondit Amable en secouant la tête.

— Il serait facile de t’en assurer.

— Ah ! bien, par exemple, je ne suis pas pour troubler M. Roussel pour vingt-cinq sous, ah ! non.

— Avait-il l’air instruit ? demanda encore la mère Beaudoin qui, naturellement, avait la curiosité de son sexe.

— Je pense bien que oui.

— Il parle comme un homme instruit, déclara Eugénie

— Tu lui as donc parlé ? interrogea Clarisse.

— C’est lui qui m’a parlé le premier. Il m’a demandé qui j’étais. Il a dit des paroles aimables. J’ai trouvé qu’il était bien poli.

— Enfin, dit la mère, il reviendra peut-être et nous saurons qui est ce jeune homme.

Oui, oui, Amable.

À cet instant le malade prononça d’une voix très distincte ces paroles :

Eugénie, veux-tu venir arranger mes oreillers ? Je voudrais dormir.

Tout le monde regarda Adolphe avec étonnement. Jamais il n’avait parlé aussi fort et avec tant de facilité. D’habitude il ne faisait que balbutier ou parler par monosyllabes.

Et ce qui parut surprendre davantage, ce fut le large sourire qui courait sur ses lèvres. Sourire, lui ?… Mais il n’avait durant sept ans souri que de misère et de souffrance… jamais un sourire content ou un sourire heureux n’avait franchi ses lèvres fiévreuses. Mais, là, c’était inouï, un sourire joyeux s’épanouissait fièrement, triomphalement ! On ne pouvait le croire !

Amable se leva vivement, courut au paralytique et demanda d’une voix tremblante de joyeux espoir :

— Quoi ! tu es donc mieux… bien mieux, Adolphe ?

— Oui, bien mieux… mais je m’endors beaucoup !

Les autres s’étaient approchés également et se penchaient avidement.

— Attends ! dit Eugénie, que l’émotion faisait trembler, je vais disposer tes oreillers pour que tu reposes comme il faut !