Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
LA VIERGE D’IVOIRE

— Quoi donc ? firent à la fois trois voix inquiètes.

— C’est la vierge d’Ivoire que…

— La Vierge d’Ivoire !

— Oui… on l’avait perdue… c’est monsieur Roussel, le négociant, et il a mis un avis dans le journal pour lui demander qu’on la lui rapporte.

— Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Eugénie.

— C’est monsieur Philippe qui l’avait trouvée sur la Place d’Armes, il a lu l’avis et il est venu me demander la statuette.

— Philippe Danjou ! cria Eugénie avec une vive émotion.

— Oui, il est en bas.

— En ce cas, il faut la lui rendre ! dit la mère Beaudoin.

— C’est vrai, appuya Adolphe ; puisque cette statuette n’est pas à nous, on ne peut pas la garder.

— Je vais la chercher, dit Eugénie, je l’ai mise sous mes oreillers pour qu’elle me porte chance.

Amable sourit en jetant un coup d’œil significatif à sa femme. De suite il avait pensé aux amours de sa fille avec Philippe.

Eugénie courut à sa chambre. Mais après avoir cherché pendant cinq minutes, elle revint disant qu’elle n’avait pas retrouvé la statuette. Et elle demanda :

— Est-ce que quelqu’un d’entre vous ne l’aurait pas prise ?

— Comment, tu ne l’as pas trouvée ? interrogea sa mère.

— Non. Je suis certaine de l’avoir placée sous mes oreillers.

— Quand cela ?

— Il y a bien deux semaines.

— On a changé les oreillers deux fois depuis ce temps-là. Ne serait-elle pas tombée par terre ?

— Je vais chercher encore, dit Eugénie en reprenant la direction de sa chambre.

Cette fois tous la suivirent. On chercha, on fouilla, on bouleversa tout, mais la Vierge d’Ivoire demeura introuvable partout… car durant une heure on avait cherché par toute la maison.

Alors Amable et Eugénie étaient descendus pour annoncer à Philippe que la Vierge d’Ivoire était perdue.

Le jeune homme pâlit davantage et chancela.

Sans savoir, il eut une parole de colère et de reproche en regardant Eugénie :

— Vous auriez bien dû la mettre ailleurs que sous des oreillers !

— Je pensais bien faire, balbutia Eugénie en rougissant.

— C’est insensé. Ces objets-là, on les met dans un coffret, dans une… enfin, on ne les laisse pas traîner comme des jouets d’enfant.

Et sans dire bonne nuit, rageur, la démarche brusque, il s’en alla en faisant claquer la porte sur ses talons.

Le bossu et sa fille se regardèrent consternés.

Dès le lendemain matin Philippe demanda une entrevue à M. Roussel.

Le négociant avait la mine abattue, toute cette nuit-là, il l’avait passée au chevet de sa fille mourante.

Il accueillit Philippe avec un sourire découragé.

— Que désirez-vous, mon ami ?

— Monsieur, j’ai lu hier dans un journal que vous y avez fait imprimer pour un objet que vous avez perdu.

M. Roussel bondit.

— Hein ! vous savez ce qu’est devenue la Vierge d’Ivoire de ma fille ? Le négociant tremblait et sa bonne figure s’était vivement empourprée.

— Votre fille ! bégaya Philippe très surpris.

— Eh bien, oui, elle se meurt… Elle ne cesse de me demander sa Vierge d’Ivoire !

Alors Philippe lui raconta l’histoire de la petite statuette. Mais quand il eut dit comment elle avait été perdue de nouveau, le négociant se laissa tomber sur un siège plus découragé encore et en murmurant :

— Pauvre Lysiane !

Devant la douleur de cet homme, Philippe sentit sa gorge se crisper. Il se pencha vers le malheureux père et dit d’une voix tremblante d’émotion et de chagrin :

— Monsieur Roussel, c’est ma faute. Oh ! si j’avais su !… Mais comment pouvais-je savoir ? Tenez, voulez-vous me donner un congé ?