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LA VIERGE D’IVOIRE

Il n’avait donc plus reparu au restaurant de la rue Notre-Dame, et il avait tout fait pour éviter une rencontre avec Eugénie. Il s’abstenait d’aller à l’église Notre-Dame par crainte d’y rencontrer la fille du bossu. À présent c’était à l’église Saint-Jacques qu’il allait entendre la messe le dimanche. Cette église était également celle de son patron, M. Roussel.

Celui-ci, un dimanche, ayant aperçu Philippe à la sortie de la messe, l’avait pris à l’écart et lui avait dit :

— Venez faire un tour chez moi. Je vous invite à diner aujourd’hui. Ma femme désire vous connaitre et ma fille aussi. Depuis que je lui ai dit que vous avez trouvé sa Vierge d’Ivoire, elle veut vous voir. Oh ! elle est bien malade, et je sais que ce ne sera guère plaisant pour vous de vous trouver en compagnie d’une agonisante et d’un père et d’une mère désespérés ; mais je pense que votre présence nous fera du bien, venez !

Philippe avait suivi son patron.

Et il avait vu la moribonde.

Son cœur s’était fendu.

Quand la jeune fille lui avait tendu sa main fine et décharnée, Philippe l’avait à peine serrée comme s’il eût craint de briser cette chose si délicate et si fragile ; mais il s’était agenouillé et, sans savoir ce qu’il faisait, il avait baisé pieusement cette main. La malade avait souri en murmurant comme toujours :

— Je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire !

— Vous l’aurez un jour, dit Philippe. Dieu finira par vous entendre, Mademoiselle !

— Monsieur Danjou, balbutia la jeune fille, venez me voir souvent ! Celui que j’aimais est parti… venez prendre sa place ! Il me semble, depuis que vous êtes là, que votre jeunesse fait revivre la mienne !

Philippe avait rougi très fort. Il connaissait toute l’histoire de Fernand, son ami, et il n’ignorait pas que le jeune homme, frappé par un désespoir curieux, était parti pour une destination inconnue. Et en lui-même il pensait que la maladie de cette jeune fille s’aggravait peut-être du départ ou mieux de la fuite de celui qu’elle aimait ou qu’elle avait aimé.

Et les paroles que venait de lui dire Lysiane l’avaient fait frémir et rougir. Pour la première fois Philippe venait de sentir son cœur tressaillir de joie inconnue et mystérieuse. Une immense sympathie, pour ne pas dire plus, venait de pénétrer son âme tout entière, et un attrait puissant, presque irrésistible, paraissait l’attacher près de cette couche sur laquelle gisait une mourante. Mais cette mourante venait d’exercer sur lui un charme prodigieux. Et ce n’était pourtant qu’une petite chose, presque inerte, qui au moindre souffle pouvait tomber en poussière !

Qu’importe ! De même que Philippe n’avait pas été maître du mouvement de pitié qui l’avait agité à la vue de la malade, de même il ne pouvait repousser le sentiment nouveau qui, dans son cœur, faisait place à la pitié.

Car Philippe avait conservé le souvenir de cette vision intérieure qu’il avait eu sur la Place Jacques-Cartier, le soir où il avait quitté son ancienne pension et Hortense Deschênes. Cette vision d’une jeune fille blonde, à l’air maladif, était demeurée une image ineffaçable dans son esprit et dans son cœur. Et cette image, il venait de la revoir… il la voyait là, vivante sous ses yeux… — oh ! si peu vivante ! — mais vivante, réelle quand même !… Et c’était la même image blonde, pâle, souffrante… là, sur ce lit ! Quelle étrange aventure !

Philippe avait donc promis à Lysiane de revenir, et il était revenu souvent depuis ce dimanche. Et à présent il en était rendu à se dire que si Lysiane mourait, son cœur à lui ne pourrait pas survivre !

Comprend-on qu’il était devenu très malheureux. Il vivait entre l’espoir et l’épouvante !

Et quand il entendait Lysiane murmurer avec insistance :

— Je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire

Alors Philippe était saisi de rage violente, et malgré lui une malédiction s’envolait de sa pensée vers ceux ou celui qui gardait en sa possession la statuette en dépit des avis réimprimés chaque jour