et douce, mais, hélas ! maladive. Et depuis 1759, cette année terrible en laquelle elle avait beaucoup souffert, lorsqu’elle entendait dire que les maîtres nouveaux du pays songeaient à s’allier par l’assimilation la jeune génération canadienne, elle se faisait bien du mauvais sang. C’était le pire danger que cette femme simple et de race redoutait pour ses enfants. Et pourquoi n’eût-elle pas appréhendé ce danger, elle si canadienne et si française ? Des hautes sphères de la métropole anglaise partait cette rumeur insidieuse :
— Nous ferons aux Canadiens une grande et belle patrie nouvelle, et la génération d’aujourd’hui au Canada oubliera peu à peu son origine, et celle de demain sera anglaise, ou tout comme !…
Mais c’était peut-être une bravade seulement ! En tout cas elle fit du bien. Certes, il faut bien le reconnaître, depuis l’anglicisation a quelque peu entamé nos rangs, mais elle ne les a pas rompus ! Ah ! l’on peut bien avoir été battus çà et là, mais non vaincus ! Vaincus ! Jamais !
Il était huit heures du matin.
Noël Lebrand appareillait son petit navire pour partir dès la marée haute.
Étienne et Thérèse, le main dans la main, se dirigeaient vers le logis d’Aramèle pour l’heure de la classe.
Le capitaine habitait, à la ville basse, sur une petite ruelle débouchant sur les jetées du fleuve non loin de la Porte du Palais, et l’on avait appelé cette ruelle « La ruelle-des-cailloux ». Pourquoi ? Peut-être parce que sa chaussée était toute couverte de gros cailloux sur lesquels cahotaient rudement les charrettes qui passaient. Mais c’était l’une des ruelles les plus propres de la basse-ville, et il y vivait une population honnête d’ouvriers, de pêcheurs et de mariniers. Quelques-uns paraissaient jouir d’une certaine aisance. Ses maisons de bois, plutôt basses, mais toutes neuves, offraient par les beaux jours d’été un certain air de coquetterie. Quelques habitants de la ruelle y avaient transporté de la terre meuble et avaient aménagé devant leurs maisonnettes un minuscule parterre suffisant pour permettre aux petits enfants de s’y délasser.
Le logis d’Aramèle n’était pas agrémenté d’un parterre, sa porte d’entrée donnait de plain-pied sur la chaussée, mais il offrait par ses deux larges et hautes croisées de la façade un certain air de bourgeoisie qui plaisait à l’œil. L’habitation était plus haute que celles qui l’avoisinaient. Il est vrai qu’elle n’avait qu’un rez-de-chaussée, mais sous sa toiture élevée Aramèle avait aménagé une chambre qu’éclairait une lucarne ouvrant sur la ruelle.
Le rez-de-chaussée se divisait en trois pièces : l’une, vaste et spacieuse, servait de salle d’armes. On y voyait des épées, des rapières, des fleurets, des masques, des plastrons, des gantelets. Une extrémité de la pièce était meublée de petites tables et de bancs et elle servait de classe aux enfants. À côté de cette pièce était la chambre à coucher d’Aramèle. Au fond était la cuisine, grande pièce également, qui servait en même temps de réfectoire. Dans un angle, des rideaux tendus masquaient un lit. C’était le lit de la cuisinière, une demoiselle Hortense, vieille fille venue de France en 1740 avec sa sœur mariée à un paysan de là-bas. Le paysan était venu s’établir à Saint-Augustin avec sa femme et sa belle-sœur. Après la conquête, Aramèle avait pris à son service comme cuisinière mademoiselle Hortense.
Cet intérieur était naturellement pauvre et son mobilier était plutôt rudimentaire. La décoration y était à peu près nulle. Seule la salle d’armes, comme on la pourrait appeler, offrait un certain coup d’œil qui n’avait rien de trop misérable. Les murs avaient été lavés à la chaux, et çà et là le capitaine avait attaché des dessins aux couleurs vives représentant des scènes de bataille et de combats singuliers. À l’extrémité opposée à celle de la chambre du capitaine était une haute cheminée qui, par les jours d’hiver, pétillait gaîment et réconfortait. À côté de la cheminée et occupant l’angle droit un escalier conduisait à la chambre aménagée sous la toiture. Quelques divans et fauteuils complétaient cet ensemble de la salle d’armes proprement dite.
Là où étaient les tables et les bancs des élèves d’Aramèle on voyait au mur un large tableau noir, et sur ce tableau Aramèle avait tracé à la craie en grosses lettres rondes :
Enfin, au-dessus du tableau était suspendu un crucifix de plâtre tout entouré des plis d’un drapeau de la France.