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Aramèle se trouvait donc, même en ville conquise par l’étranger, vivre dans une atmosphère française. Il était chez lui, il se sentait chez lui, entre les murs de son modeste logis il ne respirait qu’une odeur française : l’odeur de l’étranger, maître du pays, n’avait pas encore pénétré là. Aramèle y vivait donc, pauvre, c’est vrai, mais content de son sort, heureux. Là, il pouvait attendre patiemment que la France revînt de son souffle vivifiant animer encore une fois ce grand pays devenu si mélancolique et si sombre, depuis qu’un drapeau inconnu déployait ses couleurs sanglantes au-dessus du Fort Saint-Louis.

L’instituteur improvisé faisait la classe de huit heures et demie du matin à onze heures. De onze heures à midi, il y avait jeux et exercices physiques pour les élèves. Aux plus grands de la classe, et parmi ceux-là Étienne Lebrand, le capitaine enseignait les premiers éléments de l’escrime. Et chose stupéfiante, voilà qu’en si peu de temps Étienne Lebrand commençait à tirer presque à merveille. Oh ! c’est que le capitaine Aramèle n’était pas un maître ordinaire !

À midi, la classe était terminée, et les élèves reprenaient le chemin du foyer paternel pour ne revenir que le lendemain. L’après-midi de chaque jour était réservé pour les leçons d’escrime aux jeunes gens de la ville. Cette classe n’était pas régulière par le fait que les amateurs n’y venaient pas toujours. Souvent Aramèle demeurait seul durant de longs après-midi. Quand il désespérait de donner des leçons, il allait faire une promenade solitaire, la rapière au côté toujours, fier, droit, allant au pas militaire, mais conservant sur les traits fins de son visage romain une expression de grande mélancolie.

Il rentrait chez lui vers le crépuscule, mangeait copieusement tout en causant de ci et de ça avec sa cuisinière, puis il allait faire une courte visite chez des amis, revenait et se couchait.

Voilà à peu près à quoi se résumait maintenant l’existence de ce soldat de la France ! Sans l’espoir de revoir un jour le drapeau de la chère patrie flotter sur les murs de la cité conquise, Aramèle serait mort d’ennui, de regrets, de chagrin, de désespoir peut-être.

— Mais non… il espérait toujours !


III


Ce matin de mai, Aramèle était rentré chez lui sombre et de mauvaise humeur. Cette rencontre des deux officiers anglais avait laissé dans son esprit une certaine préoccupation. Il s’en voulait de ne leur avoir pas appris séance-tenante de quelle façon il maniait cette rapière qu’on voulait lui enlever. Oui, on voulait la lui prendre cette bonne lame… mais par surprise, et non en se campant face à lui et l’épée à la main. Ah ! non pour ces lâches, pas de ce jeu-là ! On essaierait plutôt de le larder par derrière, car on savait trop la force d’Aramèle au jeu de l’épée pour tenter les chances du hasard. On le menaçait, on le tracassait, mais on n’osait l’attaquer carrément.

Les élèves commencèrent d’arriver.

Le maître les recevait toujours avec un sourire paternel, une parole aimable, un geste accueillant.

— Bonjour, mon Charlot… tu as donc couru que tu es tout essoufflé ?… Et toi, ma Denise, comment se porte ton papa ? Va-t-il mieux ?… Bon, voilà Étienne… gaillard ce matin ?… Ho ! mademoiselle Thérèse… que voilà sur votre tête blonde une petite toque qui lui sied à merveille ! Mais tenez !… cette plume… certes, certes, elle va bien ! Mais si, encore, sur cette hermine l’on posait çà et là une petite fleur de lys… oui, un tout petit lys d’or ! Hein ! que ce serait crâne ! Car la France doit être partout !…

Les enfants s’entre-regardaient en souriant. Aramèle se gourmait, puis rehaussait la tête, grandissait sa taille, et par l’une des croisées il jetait un regard de sombre défi, comme s’il y eût aperçu la silhouette de l’étranger.

Un peu plus tard, la classe commençait…

Neuf élèves ce matin-là avaient répondu à l’appel, car souvent il en manquait un ou deux.

Aramèle, après une courte prière devant le crucifix de plâtre, commençait sa classe invariablement par l’Histoire de France. Durant quelques minutes il discourait sur une période de l’histoire, faisait un tableau du règne d’un roi, parlait d’un événement très important, d’une guerre notamment. Lorsqu’il s’agissait d’une guerre heureuse pour la France, Aramèle s’étendait jusqu’aux plus petits détails, il analysait, il commentait. Puis il devenait silencieux, quittait sa table, caressait la poignée de sa rapière, marchait, méditait pour s’arrêter tout à coup et poser à ses élèves attentifs