Page:Féron - Le Capitaine Aramèle, 1928.djvu/6

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il avait été blessé, il avait montré une bravoure digne des plus grands éloges.

Alors était venue la capitulation de la glorieuse cité canadienne, lorsqu’on tendait vers la France indifférente des mains suppliantes, lorsqu’on jetait par delà les mers un suprême appel de secours ! La France n’avait pas vu… La France n’avait pas entendu… et l’Anglais était entré dans la citadelle de la Nouvelle-France comme un maître arbitraire et redoutable !

Aramèle avait presque pleuré.

Et venues encore cette lamentable retraite en l’Île Sainte-Hélène et la capitulation de Montréal… puis venu ce malheureux traité de 1763, alors qu’on avait conservé en dépit de tout le grand et cher espoir que la belle France recouvrerait sa colonie qui, pour longtemps, pour des siècles peut-être, sinon pour toujours, était abandonnée aux Anglais. Ce traité donnait à l’Angleterre un superbe domaine conquis par le sublime dévouement d’enfants de la France, et défendu pendant deux siècles au prix d’innombrables sacrifices contre une nuée d’envahisseurs issus des profondeurs de la barbarie : et ce domaine était si vaste qu’il eût pu contenir toute l’Europe !

Aussi tous ces malheurs accumulés avaient-ils porté un coup terrible au cœur de ces enfants qui, par milliers, avaient repassé la mer pour rentrer dans la patrie lointaine, tant ils avaient redouté la tyrannie et l’esclavage. Québec, en pleurant, avait vu tous ces preux, tous ces vaillants, tous ces nobles chevaliers sortir de ses murs blessés et sanglants et s’en aller vers la France.

Quoi ! n’allait-il plus rester de Français sur cette terre de France ?…

Aramèle, à cette pensée, avait frémi longuement.

Vieux soldat et vieux célibataire, le capitaine avait voué ses cinquante années d’existence au service et à la gloire de la France : aussi ne put-il rester indifférent en entendant résonner sur ce sol, qui avait coûté si cher à la grande patrie, le pas de fer des régiments anglais.

— Ah ! France… si tu savais seulement ce que tu perds ?

Dans ce murmure Aramèle avait laissé jaillir toute l’amertume de son âme. Quelle douleur et quel désespoir avaient tissé ces paroles tombées des lèvres tremblantes du soldat ! Le vaillant capitaine, ce noble fils de la France avait alors senti peser sur ses belles épaules le fardeau écrasant, abject, avilissant, douloureux de la main étrangère qui commande désormais et qui dirige !

Et que de Français étaient partis… que de Canadiens même, incapables qu’ils se sentaient de souffrir ce supplice ! Leur nombre avait paru si grand, il avait été si effrayant qu’Aramèle s’était demandé avec angoisse :

— Ne va-t-il pas rester de Français sur cette terre de France ?

Il avait de suite froncé ses épais sourcils, il avait grincé des dents, frappé rudement la poignée de son épée et répliqué avec une résolution farouche :

— Il faut au moins que reste un Français !

… S’ils partent tous, je reste, moi… je reste quand même ! Car il faudra bien, un jour, que le drapeau de la France revienne déployer ses plis glorieux au-dessus de ce domaine qui a coûté tant de sang et de sueurs !

Aramèle était resté…

Mais ce qu’il avait souffert depuis, ce qu’il avait vieilli, ce qu’il avait espéré et désespéré tour à tour !

Ce matin de mai, son œil gris, rêveur et triste, abrité sous leurs sourcils touffus qui se contractaient terriblement, lorgnait avec une sourde colère ce drapeau étranger. Et le profil romain de sa figure glabre et sévère présentait un mystérieux mélange de haine et d’amour : la haine du présent, l’amour du passé !

Puis il reportait son regard, ou plutôt il le plongeait avec une sorte d’ardeur furieuse dans les eaux sombres du fleuve qui se déroulait, de l’est à l’ouest, comme un funèbre linceul. Il entendait le gémissement des vagues monter dans l’espace comme de sourdes malédictions au drapeau qui les dominait. Et, au loin, l’écho qui redisait ces plaintes ressemblait à un chant mortuaire qui martelait le cœur plus assombri du capitaine.

En relevant les yeux, il découvrait un pays immense d’un pittoresque remarquable et d’une beauté séduisante ! Et que de fois il était demeuré contemplatif devant cette nature dont l’aspect sauvage évoquait encore la terre lointaine, inconnue, et si mystérieusement captivante qu’elle avait suscité chez des peuples très éloignés l’attrait et l’éblouissement ! D’abord, sous ses yeux, une voie fluviale à nulle autre pareille, bordées de vallées onduleuses, de collines et