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LA GUERRE ET L’AMOUR

curiosité et d’inquiétude qui pénétrait tous les cœurs et tous les esprits de Louisbourg.

Ce fut la mère qui rompit le silence par ces paroles à Louise.

— Ah ! ma chère enfant, on ne nous fera pas croire, n’est-ce pas, que les Anglais viennent nous attaquer. Non, Aurèle, ne nous dis plus que les Anglais sont venus nous faire la guerre, nous ne pouvons le croire.

Aurèle s’impatienta encore.

— Croyez-le ou pas, dit-il, cela ne change rien à la chose, pauvre mère. Réfléchissez un peu : si les Anglais étaient venus dans un but de commerce, ce ne serait pas, j’imagine, avec une flotte de guerre aussi nombreuse.

— Oui, Aurèle, concéda dame Dumont, tu as raison. Tout de même, cette flotte est peut-être en route pour l’Angleterre…

— Mais alors, quel besoin les Anglais ont-ils de faire escale ici ? Voyez le manège de leurs navires là-bas : ne prennent-ils pas des positions d’attaque ? Sans les glaces qui les empêchent de s’approcher de nous davantage, nous serions déjà, à l’heure qu’il est, sous le feu de leurs canons. Et puis, n’oubliez pas, bonne mère, les nombreuses rumeurs qui, depuis l’automne passé, courent sur les intentions des Anglais. Non contents de s’être rendus maîtres de l’Acadie, ils songent depuis longtemps à s’emparer de tout le Canada. Vous devez bien comprendre qu’ils ne sont pas assez naïfs ou imprudents pour laisser sur leurs talons une forteresse comme Louisbourg, qui, avec sa seule garnison, pourrait mettre en danger leur voie de communication.

— Ah ! soupira Louise, je pense bien qu’Aurèle est dans le vrai. C’est aussi ce que pensent bien la plupart des gens de la ville.

— Ce sera donc la guerre encore… soupira dame Dumont à son tour.

— Oui, la guerre, reprit Louise, toujours la guerre, l’affreuse et terrible guerre. Il semble impossible qu’il y ait jamais entente et paix durable entre Anglais et Français.

— Ah ! nous la voulons, nous, la paix durable, cria le capitaine en secouant la cendre de sa pipe ; mais ce sont ces sacrés Anglais qui sont toujours les premiers à mettre la brouille dans les affaires.

Enfin, puisque, coûte que coûte, c’est la guerre qui recommence, dit la mère, notre place est-elle au moins en état de subir un siège.

— Hum ! fit Aurèle avec un air de doute.

Il y eut un court silence, mais profond et lourd, pareil à ces grands calmes impressionnants qui semblent peser sur la terre et précèdent les ouragans. Craignant que les esprits allaient s’abandonner aux angoisses torturantes, le capitaine voulut apporter un peu de détente et d’allègement. Il dit sur un ton posé et tranquille :

— Il ne faut pas se faire plus de mauvais sang qu’il faut. Pour moi, ça me dit que les Anglais vont tout simplement se casser le nez. Ils ne pourront faire plus que de nous bombarder de leurs canons, auxquels, Dieu merci, nous avons de quoi répondre. Quant, à s’emparer de la place, je les en défierais bien.

— N’y allez pas si vite, papa, dit Aurèle. Songez que la place n’est guère en état de résister longtemps aux forces qui la menacent.

— Allons donc, Aurèle, tu te mets du noir pour rien dans la tête.

— Je sais ce que je dis. Il est vrai que je n’affirme rien. Et si vous songez encore que les soldats de la garnison sont toujours mécontents de la façon dont on les a traités depuis plus d’un an, vous conviendrez comme moi et comme bien d’autres qu’ils ne paraissent pas très disposés à faire leur devoir.

— Ces pauvres soldats… soupira Louise avec un accent de profonde pitié.

— Allez aux casernes, reprit Aurèle, et entendez leurs propos ; ils n’ont que des imprécations contre le commandant Duchambon et le commissaire Bigot. Tous prétendent qu’ils ne touchent que la moitié de leur solde, qu’on rogne même sur leurs vêtements et sur leur ration quotidienne. Ils se plaignent encore d’être trop souvent astreints à des corvées inutiles ou à des besognes auxquelles ils ne se croient pas tenus de s’esquinter. Souvent, après une longue et dure journée de travail éreintant, ils n’ont même pas la satisfaction de recevoir double ration.

Louise fit une interruption en s’adressant à dame Dumont :

— Est-il possible, mère, qu’on puisse traiter aussi mesquinement les défenseurs de notre ville ? N’est-ce pas désolant ?

— Après cela, reprit Aurèle, on peut tirer les conclusions bien aisément. Une garnison, c’est comme l’équipage d’un navire : si elle est mécontente de son sort, si elle murmure, se plaint, regimbe, jure contre les chefs, il ne faut pas trop compter sur elle ; même il vaut mieux se méfier et tenir l’œil ouvert.

— Tu parles juste, Aurèle, approuva le capitaine. Comme tu dis, lorsqu’on traite mal un équipage, c’est la mutinerie qui se fait ; ou, si l’on ne se mutine pas, c’est de la flânerie qui se pratique tout le temps, en attendant le jour où l’on décampera. Je connais ça, allez, mes amis.

Il se fit un nouveau silence. Puis dame Dumont se leva en disant :

— Avec tout ça, mes enfants, l’heure s’en va et nous ne soupons pas. Six heures et demie… Je cours au potage.