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LA GUERRE ET L’AMOUR

Trop clair même. Ce fut une consternation chez dame Dumont, qui ne put retenir des « Mon Dieu ! » et des « Seigneur Jésus », restant figée sur sa chaise, ses mains toujours abandonnées sur l’assiette posée sur ses genoux, ses yeux inquiets et troublés, se portant de l’un à l’autre des deux hommes. Dans le silence qui suivit, la porte s’ouvrit de nouveau, tout d’une poussée vive du dehors, et une jeune fille de belle allure se précipita dans la salle, tout en émoi, avec des yeux très brillants, très mobiles, et comme légèrement égarés sous le coup d’une émotion trop forte qu’elle ne maîtrisait que par un violent effort de volonté. Elle allait parler, jeter des paroles précipitées, hachées, peut-être des paroles d’effroi… Elle s’arrêta net. Des trois figures tournées vers elle laissaient trop clairement voir qu’elle n’apportait rien de nouveau. Alors, elle eut un bref soupir, puis elle respira longuement, comme reprenant haleine après une course rapide qu’elle aurait faite, et la voix entre-coupée elle balbutia :

— Vous savez donc ce qui nous arrive… Les yeux se détournèrent d’elle, sauf ceux de sa mère, et le silence se rétablit.

La jeune fille posa sur un siège un petit sac de cuir noir contenant ses livres de classe et vint s’asseoir près de sa mère. Elle demeura silencieuse, retira des gants de laine blanche, puis enleva une toque de velours rouge posée sur d’épais cheveux noirs. Cette jeune fille l’air précoce, grande, élancée, élégante même dans une simple robe de laine grise, mais que recouvrait un riche manteau de vison garni d’hermine, n’était encore qu’une enfant. Car à seize ans, quoi qu’on pense ou dise, on est enfant, même si l’on a tout le physique d’une personne adulte. En outre, cette enfant de seize ans, avec son air de tendre jeunesse, possédait tous les contours d’une jeune femme. Très belle, simple et gracieuse, elle exerçait un charme incomparable sur les personnes qui l’approchaient. Tous les garçons de Louisbourg aspiraient à sa main ; tous les hommes, jeunes et vieux, riches et pauvres, pêcheurs, ouvriers et bourgeois, l’admiraient. Mieux encore : monsieur le commissaire Bigot ne lui avait-il pas, un jour, pincé le menton et décoché ce compliment :

— Oh ! la belle et exquise enfant !

Oui, mais elle était promise maintenant et ne pouvait être à quiconque l’eût désirée, d’autant moins qu’elle était une de ces femmes qui ne se reprennent jamais, une fois qu’elles se sont données.

Louise Dumont remplissait, depuis l’automne d’avant, les fonctions de sous-maîtresse au couvent de la ville, qui manquait de religieuses, y faisant la classe aux tout petits. Ce couvent avait été bâti par une religieuse de la Congrégation de Notre-Dame, Sœur de la Conception. C’était une Canadienne, Marguerite Roy, de Laprairie, près de Montréal. C’est à ce couvent que Louise avait reçu l’instruction, et elle y était traitée avec beaucoup d’affection par les religieuses et grand respect par les élèves, qui la trouvaient si belle.

Mais la beauté, chez Louise, n’était pas l’unique qualité qui la distinguât des autres jeunes filles ou l’unique attrait qui lui attirât les regards des hommes ; elle se distinguait encore par la bonté, la douceur, la modestie et la vive intelligence qui ornaient son esprit et son cœur. Comme sa mère, elle était toute dévouement pour ses parents, pour ses amis, pour tout ce qui souffrait et demandait pitié. Cette belle et bonne enfant avait tous les avantages et toutes les occasions de briller dans la société de Louisbourg ; elle préférait vivre retirée, d’une vie simple, cachée, afin de mieux se donner à ses parents et à ses élèves. Elle évitait, sans les dédaigner ou les mépriser, les réunions mondaines ; refusait les invitations aux bals retentissants de monsieur l’intendant ou de monsieur le gouverneur, aux festins offerts par les grands marchands ou les bourgeois. Certes, il y avait en elle un grand fond de timidité qui pouvait la tenir à l’écart des fêtes mondaines ; mais il est certain qu’il aurait fallu plus que l’appât des plaisirs pour la décider à paraître dans le monde.

Dans les loisirs que lui laissait son poste de sous-maîtresse, Louise aimait à s’adonner aux travaux domestiques et aux arts d’agrément. Elle jouait de la guitare, chantait d’une jolie voix de soprano léger, dessinait et peignait de jolies choses. Fille aimante, docile, soumise, elle se faisait l’amie tendre et dévouée de sa mère, ainsi que sa compagne utile et assidue.

Parmi ses nombreux admirateurs et les candidats à sa main, elle avait pour toujours choisi et élu Olivier Rambaud. On avait célébré les fiançailles à la Noël d’avant, avec l’entente que le mariage aurait lieu à l’issue de la prochaine saison de pêche, lorsque Olivier, ayant terminé ses trois années de navigation et son apprentissage de marin, se mettrait à son compte. Pour ce jour-là Olivier avait la promesse d’un appui financier de son père ; et quant à son « brevet de capacité », le patron de l’AURORE le lui aurait déjà accordé avec grand mérite.

Ce soir-là, un peu avant les six heures, Louise revenait de sa classe, où elle s’était attardée en commentaires avec les religieuses sur l’apparition de la flotte anglaise au large de l’île. Elle apportait donc avec elle le profond sentiment de