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LA GUERRE ET L’AMOUR

Dumont. Il en fit une maladie qui traîna en longueur tout l’hiver et le vieillit de pas moins de dix ans. La perte de l’Aurore l’affectait autant que l’aurait pu faire la perte de sa femme ou de ses enfants. Tout cet hiver-là il demeura sombre, grognon et taciturne. Mais quand se mirent à briller les premiers soleils printaniers, quand les neiges fondirent et qu’on vit paraître les premières verdures, le capitaine retrouva presque spontanément sa vigueur et son humeur coutumière. Il parut oublier la perte de l’« Aurore » et se mit courageusement et allègrement au travail de la terre.

Max était toujours là, vaillant et s’intéressant à toutes choses, travaillant sans relâche d’un soleil à l’autre, parlant peu et l’air content. Le capitaine disait souvent de lui :

Max n’est point bavard, ce qui fait que la besogne avance.

Elle avançait même à pas de géant, cette besogne. Devant toutes les promesses de cette terre nouvelle et féconde, et avec les illusions de l’avenir, l’ancien pêcheur de Louisbourg souffrait beaucoup de l’absence d’Aurèle. Ah ! si Aurèle était là… Combien plus vite encore on avancerait dans le travail de défrichement. Et puis, ce domaine qu’on bâtissait, n’était-ce pas pour lui ?… Lui qui, plus tard, en serait l’héritier ? Heureusement l’espoir atténuait chez le vieux le chagrin, et, de jour en jour, il attendait l’arrivée de son fils. Cette attente durait depuis un an déjà ; on était en 1746, et aucune nouvelle ne venait fortifier les espoirs ou les anéantir.

Enfin, sur la fin de cet été de 1746, un nouveau venu dans la colonie apporta la nouvelle que la forteresse de Louisbourg s’était rendue aux Anglais le 16 du mois de juin de l’année d’avant, et que la garnison et les habitants de la ville avaient été transportés en France.

Plus d’une année s’était donc écoulée depuis cet événement, et l’on se demanda, chez le capitaine, avec une inquiétude aggravée, comment Aurèle et Olivier n’avaient pu, durant ce laps de temps considérable, faire parvenir de leurs nouvelles à l’île Saint-Jean. Devait-on garder ses espoirs ou les abandonner ?

— Pour moi, dit le capitaine, je ne veux pas encore désespérer. Si Aurèle est en France, il n’y a pas de doute qu’il doit tout tenter pour revenir dans son pays, et ça me dit qu’un jour ou l’autre il nous arrivera comme ça, à l’improviste. Oui, j’aime mieux vivre avec cette espérance.

Louise, qui s’inquiétait plus particulièrement de son fiancé, se disait la même chose, et, comme son père et sa mère au sujet d’Aurèle, elle vivait avec le ferme espoir de revoir tôt ou tard celui à qui elle s’était promise. Cet espoir était journellement soutenu par les prières ardentes qu’elle adressait au ciel. Sa foi vive en Dieu lui donnait les forces nécessaires pour supporter avec patience cette longue et douloureuse séparation.

♦     ♦

La nouvelle du désastre de Louisbourg et de la déportation en France de ses habitants avait singulièrement réjoui le cœur de Max. Enfin, le Grand Manitou condescendait à lui venir en aide pour réaliser ses désirs et ses ambitions : la conquête de son chemin, et Louise, pour qui il brûlait d’une passion non moins féroce, lui resterait. Il souhaitait donc que son rival eût trouvé la mort sous les murs de Louisbourg ou sur le sol de France. Mais si le hasard ou le mauvais esprit le ramenait en terre d’Amérique, Max s’arrangerait pour défendre ce qu’il estimait maintenant comme son bien propre. Et pour conserver ce bien il irait à toutes les extrémités, dût-il même rougir ses mains du sang de l’autre.

Max, au fond, n’était pas méchant. Il était même bon et généreux, disposé à tous les dévouements envers ceux qu’il aimait. Seulement, travaillé sans trêve par cette passion désordonnée de son cœur, il retournait à sa nature sauvage, et dès lors aucun forfait ne lui coûterait pour atteindre le but visé. Mais pour éviter toute extrémité, il songeait maintenant à déclarer son amour à Louise, qu’il épouserait ensuite. Si, après cela, Olivier survenait, il ne lui resterait qu’à en faire son deuil.

Mais la grande difficulté, pour l’Indien, c’était d’avouer cet amour. Devant la jeune fille il éprouvait des timidités qui le rendaient craintif et lâche. Prenait-il la résolution de se déclarer qu’aussitôt, à la seule pensée de se voir en présence de Louise, le courage lui manquait. Il était saisi d’une peur inexplicable et remettait son aveu à une autre occasion.

Pendant ce temps il avait toutes les attentions possibles pour Louise, tout le respect qu’on puisse avoir pour une jeune fille belle et bonne. Lorsque son travail aux champs était fini, il aidait Louise dans ses besognes quotidiennes. Hors des travaux domestiques de la maison, la jeune fille s’occupait à l’entretien du jardin, au soin des vaches et des volailles, et Max lui offrait ses ser-