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LA GUERRE ET L’AMOUR

voyait plus qu’une mince vapeur roussâtre flottant à la cime des bois, et chaque chose reprit sa physionomie ordinaire.

Le lendemain, dès les neuf heures de matinée, le vent renaissait avec une vigueur nouvelle, et se mettait, cette fois, à souffler du sud-est, et comme aucune fumée ne s’élevait des bois, on crut éteint l’incendie du jour précédent. On apercevait bien de temps à autre une sorte de vapeur envahir l’atmosphère, planer un moment et se dissiper ; mais on n’y prêtait guère attention, mettant cette vapeur ou cette fumée sur le compte de quelques troncs calcinés qui achevaient de se consumer. À midi le vent se calma et parut jouer toute la gamme des sautes d’humeur dans une capricieuse folâtrerie. Tantôt il exhalait ses souffles du sud-est au sud-ouest, tantôt il allait respirer du côté de l’ouest pour venir dans le sud reprendre haleine, et tantôt encore il s’aventurait jusqu’au nord-ouest, puis retraitait vers le sud-est.

À ces moments il soufflait à petits souffles tièdes ; et, dans ces buées chaudes qui passaient dans l’air on croyait respirer une odeur de soufre. Puis, après deux heures d’hésitations et de tâtonnements, il sembla prendre une décision en transformant son haleine. Vers les deux heures, en effet, il hurlait du fin nord, lançant des rafales tantôt tièdes, tantôt froides, qui soulevaient des nuages de poussière dans les champs labourés. Puis encore, son humeur s’irritant, il parut s’emporter, se mettre en colère, puis devenir furieux. À compter de ce moment, il souffla sans arrêt avec une rage grandissante. Alors on vit de nouveaux tourbillons de fumée noire s’élever au-dessus des bois. Cette fumée, parfois, se répandait dans l’espace, épaisse, âcre, résineuse, puis, sous des rafales plongeantes, s’engouffrait dans la toison verdâtre des forêts pour faire place à d’autres tourbillons qui se dressaient dans le ciel en rugissant. Lorsque, à certains moments, le vent retenait son haleine, on voyait une immense nappe de fumée grise s’étendre comme un suaire au-dessus des cimes agitées, et cette nappe montait lentement vers le firmament, et s’épaississant, s’élargissant, couvrait et obscurcissait le soleil, qui devenait un disque rougeâtre et qui semblait s’éloigner de la terre, disparaître ou s’éteindre. Et la nappe s’allongeant, s’épandant aux quatre points cardinaux, apportait jusqu’au village de la Pointe-aux-Corbeaux des lambeaux de fumée ayant l’aspect de hachures et répandant des senteurs de gomme brûlée. Et le vent, reposé, retrouvait bientôt toute sa furie sous la poussée de son maître Éole. Alors, le grand suaire était ballotté violemment, déchiré, mis en pièces, éparpillé dans l’infini. Au-dessus de la cime des bois, maintenant d’une vision plus nette, on voyait encore s’élancer à l’attaque du ciel impassible de grandes colonnes noirâtres, en forme de spirales gigantesques, comme si, redoutant l’écroulement du ciel sur la terre, elles avaient voulu en supporter la voûte. Mais le terrible souffle du nord survenait hurlait d’une voix tonnante, couchait les colonnes géantes, les allongeait, les piétinait et les chassait enfin vers le sud en longues et sinueuses traînées, pareilles à des reptiles ailés se glissant sur le faîte des bois et sur le sommet des montagnes.

Les villageois à la Pointe-au-Corbeaux et les colons sur leurs terres commençaient à s’émouvoir. Non seulement la fumée, apportée par le vent, les incommodait déjà, mais encore ils sentaient mille bouches ardentes leur souffler des flammes à la face. Mais l’émoi n’était encore qu’à l’état de surprise, et l’on ne s’inquiétait pas. Car on savait que l’incendie était loin, estimant sa distance du village et des terres à pas moins de sept ou huit milles. Avant qu’il eût envahi la forêt entière. il faudrait plusieurs jours, même dans sa marche la plus rapide. Et en supposant que toute la forêt vînt à flamber, les habitants de la Pointe-aux-Corbeaux pouvaient se rassurer, car les deux milles qui les séparaient de la forêt se trouvaient en partie découvertes : ici des rochers sur des terrains sablonneux à peu près dénués de végétation ; là, quelques hauteurs d’une maigre végétation où le feu ne pouvait avoir aucune prise sérieuse, et, plus loin, de vastes marécages desséchés, il est vrai, mais n’offrant à l’incendie qu’une croûte blanche d’alcali. Aucun aliment, là encore, pour nourrir le feu. Donc, colons et villageois pouvaient demeurer tranquilles : le feu ne parviendrait jamais jusqu’à eux. L’incendie ne pouvait menacer qu’une seule famille, celle du capitaine Dumont, à la Cédrière. Et si la menace devenait trop sérieuse, il n’y avait qu’une chose à faire, fuir l’incendie. Personne à la Pointe-aux-Corbeaux ne s’inquiétait sur les gens de la Cédrière, pas plus qu’on ne s’inquiétait de soi-même. Mais il est un personnage qui aurait pu s’inquiéter et même s’alarmer : Carrington.

De son fier navire, le major, comme tous les officiers, soldats et marins, avait vu ces tourbillons de fumée dans le lointain, dès le premier jour de l’incendie, mais ne s’en était pas préoccupé. Le jour suivant, malgré l’intensité que paraissait prendre le foyer d’incendie, il ne s’émut pas encore. Ce fut le troisième jour seulement qu’il commença de sentir une vague appréhension lui sourdre au cœur. Non pas qu’il éprouvât quelque crainte pour les navires mouillés dans la baie ou pour lui-même, mais, toujours avec la pensée et