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LA GUERRE ET L’AMOUR

la vision de Louise dans son esprit, il parut se rappeler que cette même Louise, qu’il aimait et désirait, se trouvait précisément au sein de ces bois qui flambaient. Oui, mais quand on voit le feu venir et nous menacer, on s’éloigne, n’est-ce pas ? on fuit rapidement devant l’élément dévastateur, on cherche un refuge. Et Carrington ne pouvait admettre, l’eût-il pensé, que le capitaine et les deux femmes fussent assez stupides pour demeurer là où le péril les menaçait. Et puis, il y avait Guillaume… mais, celui-ci, Carrington pouvait le juger assez bête pour se laisser prendre au piège. Mais l’intelligente et prévoyante Louise était là qui veillerait à la sécurité de tous. Donc inutile de se faire du mauvais sang.

Le troisième jour, l’incendie avait pris un nouvel aspect. D’abord, le soir précédent, vers les six heures, le vent s’était sensiblement calmé, il ne donnait plus que de petits coups affaiblis qui allaient diminuant de minute en minute. Et, ainsi, il eut l’air de rentrer dans ses antres ou ses outres. À huit heures, par une nuit tranquille et reposante, sous un ciel splendide parsemé de milliers et de milliers d’étoiles, les unes d’or, les autres d’argent sauf deux ou trois qui du côté de l’ouest se paraient de pourpre, on ne percevait que le soufflet très doux d’une brise du sud, légère et parfumée, comme le souffle d’une jeune fille. Seulement, dans la partie nord du pays, ou plutôt du firmament, on découvrait une immense rougeur, ayant la forme de l’arc-en-ciel dont les deux extrémités se posaient, l’une sur l’horizon de l’est, l’autre sur l’horizon de l’ouest. Et cette rougeur demeurait immobile, comme posée là, ainsi qu’en un paysage, par le pinceau capricieux du peintre paysagiste. Mais elle variait ses nuances, lorsque, par exemple, surgissait de la profondeur des bois une vapeur blanche, variant elle aussi, allant du noirâtre au grisâtre et quelquefois rougeoyant, puis s’agrandissant et s’épaississant, voilait la rougeur presque en son entière étendue. Mais si cette vapeur s’éclaircissait, la rougeur reparaissait, mais tirait cette fois sur le cramoisi ou le violet. Il arrivait aussi, lorsque la vapeur se faisait plus dense et moins diaphane, que la courbe rouge tournait au noirâtre avec l’aspect d’une immense tache de sang coagulé. Et durant toute cette nuit là on aperçut cette rougeur, plus ou moins vive et visible, plus ou moins pâle ou sombre. Mais elle varia ses nuances surtout à compter de minuit, alors que le vent sortait de nouveau de ses cavernes. Mais cette fois il avait transporté au sud ses puissants soufflets qui, dans une rage accrue, se mirent à haleter, puis à rugir et enfin à cracher dans ce rouge ou ce violet des serpents de fumée roussâtre. Donc, le feu surgi du nord le premier jour était, en ce deuxième jour et par le vent du sud, repoussé vers le nord. C’était tant mieux.

Tel était le spectacle devant lequel parut le troisième jour. Le vent du sud, ce troisième jour, avait pris une envergure extraordinaire et ses souffles étaient d’une ardeur à mettre le feu à l’eau même. D’abord, ces souffles pouvaient faire penser aux vagues molles d’une mer paresseuse. C’était en effet toute une théorie de vagues chaudes qui passaient dans l’atmosphère, lentes d’abord, puis plus vives, jusqu’au moment où elles se soulevaient, grossissaient et déferlaient plus rapides, plus pressées et plus successives de minute en minute, plus souples et plus fortes, et, s’exaltant, retombaient dans leur affolement et leur sauvage furie du jour précédent. Au village, on put constater que le feu était chassé vers le nord et la mer. De ce fait, il n’avait plus beaucoup d’importance pour les villageois ou les colons rivés à leurs terres. Carrington lui-même, voyant que le feu courait dans une direction opposée à celle de la Cédrière, oublia son émoi de la veille.

Dans cette tranquillité d’esprit où l’on se trouvait maintenant, on ne sembla point prêter attention, vers les dix heures de matinée de ce troisième jour, à une toute petite fumée blanche qui papillotait tout à l’orée de la forêt et sur les trois points sud, est et ouest ; oui, une très mince fumée qui, sous le vent du sud et comme craintive et cherchant à dissimuler sa présence, se glissait en tapinois dans les sous-bois et, justement dans la direction de la Cédrière. Non, on ne remarqua point cette petite fumée, semblable à une brume légère du matin, tellement chacun s’absorbait dans ses occupations. À midi, et tout d’un coup, à vrai dire, l’espace s’emplit d’un long et sourd grondement qui réveilla tous les échos endormis et fit sortir de leurs demeures villageois et campagnards, et l’on vit cette fois, enveloppant la forêt tout entière, d’innombrables tourbillons de fumée qui poussaient dans le ciel de longs sifflements.

Ce fut une stupeur. Comment l’incendie, qu’on savait ou croyait à sept ou huit milles dans le nord, avait-il pu en si peu de temps faire un tel bond et à rebours, c’est-à-dire à l’opposé du vent ? On se le demandait.

Le premier, Carrington, juché dans la mâture de son navire et mû par une certaine appréhension, braqua sa lunette sur la forêt. La forêt ? Non, il ne la voyait pas. Sa lunette ne lui montrait qu’un vaste nuage, un océan de fumée. Il descendit dans sa cabine, prit son fusil de chasse et gagna la terre, puis le village. Il trouva