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LA GUERRE ET L’AMOUR

tous les villageois effarés. Il s’enquit des gens de la Cédrière. Personne ne les avait vus. Il s’engagea, courant presque, dans le chemin qui, à travers buttes et marécages, conduisait à la Cédrière, espérant rencontrer dans ce chemin ceux dont il s’inquiétait, d’une inquiétude, maintenant, qui le faisait haleter. Il marcha ainsi vers cette mer de fumée qui s’élargissait de moment en moment, qui grondait de plus en plus. Après trois quarts d’heure d’une marche accélérée, il s’arrêta sur une hauteur d’où il dominait le spectacle, n’osant avancer plus loin, tellement la chaleur qui se dégageait du foyer d’incendie pesait sur lui. Mais il dut reculer peu après, vers une butte où la chaleur lui parut moins intense. Et pourtant, il était encore à plus d’un quart de mille de la forêt qui brûlait. Mais là encore il ne put rester bien longtemps, en raison de la chaleur qui augmentait, une chaleur venant des amas de fumée qui se formaient, comme on voit des nuages s’amasser sur l’horizon, et qui, dans un grondement farouche, sautaient dans l’air, montaient, se couchaient brusquement sous la force du vent, puis s’étiraient et filaient en serpentant, pareils à des monstres ailés fuyant et se pourchassant.

Carrington alla se poster sur un coteau un peu plus éloigné de la forêt, et pas un être vivant, homme ou bête, autour de lui. Devant lui il ne voyait que fumée, pas une seule flamme ne se découvrait. Était-ce donc fumée sans feu ? Il regardait dans sa lunette, la promenant çà et là sur ces bois qu’il ne voyait pas. Avaient-ils donc été consumés déjà ? Et de ces bois s’échappait un rugissement continu. Par moments, il entendait comme des coups du mousquet qui éclataient avec une force extraordinaire. À d’autres moments, c’étaient des sifflements aigus ayant souvent une expression plaintive et quelquefois semblables à des cris déchirants de personnes qu’on torture. D’autres fois, il croyait entendre comme un bruit de vagues irritées se ruant contre des falaises, et c’était aussi comme des roulements sourds ou sonores de tonnerre. La fumée avait une couleur d’encre, mais, par instants, les tourbillons qu’elle décrivait se frangeaient d’un peu de blanc, ainsi qu’on voit une écume blanchir la crête des vagues. De temps en temps, lorsque le vent renversait en le couchant un de ces tourbillons, on apercevait une flamme fugitive zigzaguer au long du tourbillons, tout comme un éclair serpente dans la nue d’orage. Cette flamme jetait un court sifflement, crépitait un instant, tremblait et vacillait, un peu comme la flamme d’un cierge, puis s’éteignait. À considérer cet incendie dans son ensemble et par son aspect on aurait imaginé voir les feux de l’enfer.

Tremblant et très pâle, Carrington se disait dans un murmure que probablement il n’entendait point :

— Non, il n’est pas possible que le capitaine soit là… que Louise soit là-dedans.

Le pays environnant demeurait solitaire, on ne voyait que cet homme horrifié devant ce spectacle monstrueux. Et la fumée, toujours de plus en plus épaisse, sortait de ce brasier, en effet, comme un enfer. On aurait pu se croire aussi au pied d’un volcan, d’un Etna ou d’un Vésuve, car la forêt, à ce moment, prenait l’aspect d’un immense cratère crachant toutes ses laves à la face du ciel.

Vraiment, c’était horrible.

Et le fracas grandissait. Carrington percevait toutes espèces de bruits, indistincts le plus souvent, mais quelquefois tout semblables à des clameurs de voix humaines qui dominaient le craquement des arbres dévorés. En fermant les yeux, son imagination le transportait sur un champ de bataille. Alors, par les bruits divers qui frappaient son ouïe, il aurait juré que cent mille hommes avec cent mille canons s’entre-tuaient. Coups de feu formidables, crépitements de mitraille, détonations assourdies ou retentissantes, cris, clameurs, chocs de fer et d’acier, hurlements, craquements, sifflements, tout cela se ruait pèle-mêle à son ouïe, l’assourdissait, lui donnait le vertige.

— Ah non !… cria-t-il une fois en regardant le ciel comme pour lui demander une réponse, il n’est pas possible que Louise soit prise dans cet enfer.

Il voulut chasser sa crainte et son émoi. Il se dit que le capitaine, en face du danger, avait dû chercher un lieu de refuge. Il avait donc abandonné la forêt avec sa femme et sa fille, mais non par le chemin qui, à travers bois, menait à la ferme, puisque ce chemin ne se voyait plus, envahi par la fumée et probablement par le feu lui-même. Mais ils avaient pu, sans doute, s’échapper par l’ouest ou le nord, et probablement gagner la côte habitée par les familles de Sokokis. Une idée lui vint. Il reprit vite le chemin de son navire et donna l’ordre à dix marins de mettre des canots à la mer et d’aller tout au long de la côte nord, s’enquérir des habitants de la Cédrière. Ses ordres furent exécutés. Vers le coucher du soleil, les marins revinrent au navire, affirmant qu’il n’avait rencontré aucun être humain, pas même un Sokoki, car ils avaient trouvé abandonné le campement de ces sauvages.

Tout de même, Carrington voulut se persuader que le capitaine et ses gens avaient pu quitter les bois sains et saufs. Pendant que ses marins fouillaient la côte, lui-même parcourut à cheval les fermes des environs, interrogeant leurs habitants et re-