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LA GUERRE ET L’AMOUR

géants des bois s’écrasaient à la fois dans un long hurlement de douleur ou d’épouvante.

La journée fut atroce.

Au soir, le vent se tut. Peu à peu le voile de fumée et de cendre s’éleva, s’amincit, s’évapora tout à fait, laissant à sa place une clarté rougeâtre et découvrant, enfin, les bois à demi dévorés et brasillants. Et la nuit prit l’aspect d’une immense aurore rouge. Le firmament tout entier rougeoyait d’un horizon à l’autre. La mer elle-même, au loin, prenait une nuance roussâtre. Du côté des bois incendiés, on pouvait maintenant apercevoir une immensité de colonnes rouges, de pilastres, de stèles les plus variées offrant les formes les plus capricieuses. Parfois, une nappe de fumée jaunâtre s’élevait doucement et se déployait comme un manteau de pourpre ; et d’autres fois cette nappe avait l’apparence d’une voûte de porphyre rouge parsemée de pendeloques d’or.

Carrington, qui de son navire considérait ce spectacle grandiose et terrible à la fois, se répétait à tout moment, mais avec un doute qui lui serrait la gorge :

— Non, non. Il n’est pas possible, Ô Dieu ! que Louise soit dans cet enfer !

Hélas ! Louise était là, oui, là dans cet enfer, sur un, bûcher flambant, comme ces anciennes vierges romaines jetées dans les fournaises rugissantes, comme une Jeanne d’Arc sur son tas de fagots. Seulement, chose bien extraordinaire, Louise vivait…

♦     ♦


Oui, Louise était là, vivante, mais seule vivante, au sein de ce brasier ardent, si ardent que le lac s’était asséché et que, dans la fontaine de vingt pieds de profondeur, il ne restait plus qu’une mince couche d’eau cendreuse, dont elle puisait un peu de temps en temps pour calmer la soif ardente qui la dévorait, ou pour baigner son front brûlant.

Était-ce miracle ? On pouvait le croire.

À la Cédrière, le premier jour, on ne s’était pas aperçu que les bois, vers le nord, brûlaient ; car en cette clairière, qu’entourait une haute futaie, on ne découvrait qu’un carré de ciel, et cette futaie formait l’horizon. Quand venait un orage poussant ses lourdes nuées, on n’apercevait celles-ci qu’au moment où elles s’avançaient au-dessus de la clairière, cachant le soleil et répandant une ombre lourde. Comment de cet endroit ainsi enclos, ainsi fermé, aurait-on pu voir des fumées d’incendie à plusieurs milles de distance ? Ce fut le soir venu seulement que la pensée d’un incendie vint à l’esprit des habitants de la Cédrière. Car alors on avait remarqué dans le ciel cette rougeur, qui avait la forme d’un large arc de cercle aux nuances changeantes. Mais, le lendemain, dans l’après-midi, la fumée commença de se répandre dans les sous-bois, lentement, légère encore, comme une brume qui s’avance au-dessus de la mer.

Sur le moment, on eut l’impression que Guillaume, qui labourait les champs, avait peut-être eu l’idée de brûler des tas de branchages et de racines sur une pièce de terre neuve. Pourtant, le capitaine lui avait bien défendu de brûler quoi que ce fût, tant on avait eu de peine à étouffer le feu le mois d’avant. Mais la fumée augmentait, s’épaississait, et l’on finit par s’avouer qu’il était impossible qu’un simple feu de branchages fît tant de fumée.

Louise prit le sentier qui conduisait aux champs pour voir s’il y avait du feu de ce côté-là. Elle suivait une direction nord, et plus elle avançait, plus la fumée devenait épaisse, noire et acre. Une fois les champs atteints, elle ne put voir tout de suite Guillaume qui, à peu de distance, labourait paisiblement dans le brouillard de fumée. Elle put entendre sa voix, quand il commandait les chevaux. Ce ne fut qu’à une distance de dix ou douze pas que lui et elle purent se voir. Lui se mit à rire, disant :

— Si ça continue, la demoiselle, on va finir par étouffer. En fait-il une fumée, un peu !

— Je pensais, dit Louise, que tu avais mis le feu à un tas de branchages, et je venais m’enquérir.

— Oh ! il n’y a pas de danger que je mette le feu, la demoiselle, je sais trop bien maintenant ce que c’est.

— Mais alors, d’où peut bien venir cette fumée ?

— C’est bien simple, ce sont les bois qui brûlent par là, dans le nord. Je ne serais pas surpris que les Sauvages aient mis le feu sans le savoir.

Il entendait que des sauvages auraient pu allumer un feu de campement sans penser que, mal éteint, ce petit foyer pouvait faire flamber toute la forêt.

Louise, sans la moindre inquiétude cette fois, retourna à la maison. Elle n’avait pas l’idée de ce que peut être un feu de forêt et le danger qu’il offre.

Quand la nuit tomba, on vit d’immenses lueurs parcourir le ciel en tous sens.

Le capitaine fut pris d’une vague inquiétude. Il n’avait jamais été spectateur d’un feu de forêt, mais il en avait entendu parler. Et tout environnés de bois comme ils étaient, on pouvait craindre que l’incendie, survenant à l’improviste, ne les enveloppât. Mais le feu se trouvant encore loin dans le nord, on ne voulut pas s’inquiéter outre mesure. Tout de même, le capitaine, pas trop bien à l’aise, dit à Guillaume :