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LA GUERRE ET L’AMOUR

— Demain, mon garçon, tu laisseras les chevaux dans l’étable, et au lieu d’aller labourer, tu iras faire une tournée par le nord pour savoir où est le feu. Avec une sécheresse comme il fait depuis plus de deux mois, il est prudent de savoir à quoi s’en tenir.

Le jour suivant, après le repas du matin, Guillaume, le fusil à l’épaule, s’enfonça dans les bois vers le nord, là où le feu semblait être.

Le soir précédent, le vent avait tourné au sud, et dans le cours de la nuit il avait repoussé vers le nord la fumée qui avait envahi les sous-bois. Ainsi, au matin suivant, on put voir que la forêt avait retrouvé sa physionomie ordinaire, et l’on crut le feu éteint. On ne songea point au vent qui tourné au sud, repoussant vers le nord la fumée qui, la veille, était venue du nord où grondait toujours l’incendie activé par un grand vent. À la Cédrière, si l’on ne voyait pas de fumée du moins pouvait-on entendre les sifflements du vent, qui en même temps agitait en tout sens la cime des arbres. Un sourd et continuel bourdonnement emplissait la clairière. De temps à autre une rafale plongeait dans cette ouverture, mettait des rides à la surface unie et calme de l’étang, tournait autour des constructions, secouait volets, portes et fenêtres, remuait les rameaux des cèdres avec brusquerie, puis, glissant au ras du sol et autour des étables raclait des débris de paille et de foin, les soulevait dans l’air en un tourbillon doré qui s’éparpillait ensuite à l’infini. Et à mesure que s’avançait la matinée, le vent prenait de l’ampleur. Une fois, Louise étant allée au lac puiser de l’eau, une de ces rafales plongeantes l’enveloppa ; elle fut saisie, secouée, presque soulevée par ses jupes gonflées, et son chapeau de paille, avec ses brides lâches, s’envola, monta en virevoltant et partit en un voyage inconnu par-dessus le faîte des bois.

Mais elle riait, n’ayant plus d’inquiétude, puisqu’il n’y avait plus de fumée et, par conséquent, plus de feu.

Vers les onze heures, comme le capitaine fumait paisiblement sa pipe, que les deux femmes apprêtaient le repas du midi, on aurait pu voir flotter au-dessus du lac une mince vapeur bleuâtre dans laquelle le soleil traçait des cercles violets ou faisait de multiples plis d’une nuance jaune qui tremblotaient, puis s’étiraient jusqu’à venir frôler les branches des arbres. Et cette vapeur ondoyait doucement, comme un voile qui ondule dans la brise. Elle montait, descendait, planait, et quelquefois s’assombrissait, passant du bleu pâle au bleu foncé ; puis elle s’éclaircissait et devenait blanche et diaphane. Par moments, au plongeon d’une rafale, elle se déchirait par petits lambeaux floconneux qui voltigeaient follement entre les rameaux verts des cèdres, qu’ils tamponnaient et festonnaient d’ouate d’une blancheur de neige. Puis, le coup de vent, en remontant dans l’espace, emportait vapeur, ouate, tampons et festons. Mais la vapeur revenait bientôt, elle se reformait comme une brume, très mince, très légère, si bien qu’on avait peine à la voir. En effet, les gens de la maison ne l’avaient pas encore remarquée. Et cette brume, devenant plus dense, finissait par rendre la visibilité moins nette. Mais un nouveau coup de vent survenait et la dispersait. C’est à l’un de ces moments que Louise dut se rendre à la laiterie. Tout d’abord elle ne vit ou ne perçut rien d’anormal. Mais en revenant de la laiterie à la maison, elle aspira fortement l’air autour d’elle. Et lorsqu’elle fut rentrée elle dit à ses parents.

— Je ne sais pas si j’ai l’odorat dérangé, mais il me semble que ça sent la fumée dehors.

Le capitaine haussa les épaules négligemment.

— Bah ! dit-il, c’est la fumée d’hier que tu as encore dans le nez.

C’était bien possible. Personne n’eut l’idée de jeter au dehors un coup d’œil attentif dans la clairière étincelante de soleil. Et l’on se mit à table. On n’attendait pas Guillaume avant le déclin du jour, en raison de la longue marche qu’il aurait à fournir.

Le repas fut plutôt silencieux. On n’échangeait que de brèves paroles de temps en temps. Depuis que Louise avait parlé de fumée qu’elle croyait avoir sentie, un souci se posait dans les esprits. Quand un coup de vent survenait secouant toute la maison, le capitaine répétait invariablement la même observation :

— En fait-il encore un vent aujourd’hui !

Pour échapper à une vague inquiétude qui finissait par les gagner, Louise et sa mère s’entretenaient de temps à autre, en phrases détachées, un peu au décousu, de petits travaux domestiques qu’elles méditaient d’accomplir dans le cours de l’hiver qui venait, pour occuper leurs loisirs. Louise avait fait monter par Guillaume les pièces d’un métier à tisser, qu’on avait acheté d’occasion, et sur lequel elle voulait faire des toiles et des étoffes. Car la lingerie qu’on avait apportée de Louisbourg s’usait très vite, bien qu’on l’eût en partie remplacée par de la lingerie achetée en Acadie. Il faudrait même tresser de nouveaux tapis, et dame Dumont se réservait cette besogne. D’abord, elle mettrait en effilochées tous les vieux draps de lit, les vieux jupons, les vieilles jupes, les vieux corsages, les vieilles chemises, les serviettes trouées, les nappes déchi-