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LA GUERRE ET L’AMOUR

rées, tout un magasin de guenilles précieusement conservées et entassées dans deux grands coffres de chêne, là-haut dans le grenier. Et puis, quand Louise le voudrait, elle, dame Dumont, carderait et filerait pour que la jeune fille ne fût pas retardée dans son tissage. On voulait faire un bon hiver, remplir les coffres, les armoires et les commodes. D’ailleurs, on n’aurait que cela à faire.

Le repas s’achevait, et elles parlaient encore de ces choses, lorsque le capitaine les interrompit brusquement.

— Écoutez donc… Entendez-vous ce bruit ?

On dressa l’oreille.

— Ce n’est rien, dit tranquillement la mère, c’est le vent.

On percevait un grondement sourd, et cela, en effet, ressemblait au bruit que fait le vent en agitant la cime des arbres.

— Oui, ça doit être le vent, dit le capitaine.

Et l’on finit le repas en silence, sans plus prêter attention aux bruits du dehors, au grincement des volets secoués. Le capitaine se leva et alla bourrer sa pipe, à sa place accoutumée, au coin du feu éteint. Les deux femmes demeurèrent à leur place et se remirent à causer de leurs projets pour l’hiver. Elles se souriaient toutes deux tout en causant, elles étaient si tranquilles et contentes, elles s’aimaient tant d’ailleurs et se comprenaient si bien. Leurs visages ne s’assombrissaient que rarement, à la pensée des absents. Mais elles chassaient bien vite ces pensées qui leur faisaient mal. À quoi bon, d’ailleurs, toujours revenir sur les choses du passé ? Louise, elle, se laissait emporter par le souvenir d’Olivier, trouvant doux d’évoquer leurs premiers amours. Maintenant, elle l’attendait sans se chagriner, sans se donner de soucis ; elle s’était efforcée de se tisser un espoir qui durerait toujours, et avec cet espoir elle vivrait paisiblement. Dans ce monde ou dans l’autre, elle savait qu’un jour Dieu l’unirait au fiancé si longtemps attendu, et alors elle jouirait de toutes les félicités possibles. Ce serait sa juste récompense. Si au fond de son cœur demeurait un reste d’amertume, elle s’efforçait de noyer cette amertume dans le flot de joies que versait en son âme le devoir accompli envers elle-même et ses parents. Elle ne songeait presque plus à Carrington, croyant qu’il l’oubliait. Car, comme il l’avait promis à sa dernière et brève visite, il n’était pas revenu. Il avait dû finir par comprendre que Louise demeurerait fidèle à son serment, qu’il était vain de nourrir des espoirs impossibles, et qu’il valait mieux chercher ailleurs la femme qu’il désirait pour la compagne de sa vie. Avec ces pensées Louise finissait par apaiser les tourments de son esprit.

Le capitaine avait allumé sa pipe et, par habitude, était allé à la fenêtre pour jeter un coup d’œil du côté des étables. On avait dressé, tout à côté, un enclos de pieux et de perches dans lequel on lâchait durant le jour les deux chevaux et le mulet, lorsqu’on ne les utilisait pas. Quant aux vaches, bœufs et moutons, ils étaient comme à l’ordinaire au pâturage, à l’autre bout des champs. Les chevaux, ce midi-là, ainsi que le mulet s’étaient allongés sur le sol, rafraîchi par les bourrasques qui passaient ras de terre, et ils somnolaient doucement. Autour des étables les volailles picotaient çà et là, grattaient les débris et déchets de paille ou les graviers, cherchant quelque grain d’orge ou de blé. Un coq, haut en couleurs, brandissait de temps en temps sa crête rouge, étirait le cou, gonflait ses plumes et lançait dans l’espace un cri clair et prolongé. Puis il avait l’air de prêter l’ouïe, immobile et attentif, ne se tenant que sur une patte. Lorsque le temps était calme, par les matins et les soirs, les échos répétaient son cri et alors il secouait ses plumes de contentement. Mais ce jour-là nul écho, nulle réponse ne vint à son appel. Il parut fâché. Il s’ébroua fortement, tourna sur lui-même et se mit à gratter le sol tout en pontifiant du bec et de la prestance. S’il venait à trouver quelque chose, un grain de blé, par exemple, ou un ver, il appelait une poule de ses amies. Oui, mais souvent il en venait dix, douze à la fois qui se précipitaient en battant des ailes. Mais lui, usant de son autorité, protégeait le bien acquis à grands coups de son bec rose sur les têtes qui s’avançaient de trop près. L’amie, alors, approchait, le coq lui indiquait le grain de blé et le regardait picoter et gratter tout en lui murmurant une amourette.

Le capitaine vit que tout était tranquille ; et il allait retourner à sa place, quand il lui sembla découvrir de la fumée.

Il regarda sa pipe et la « boucane » qu’elle faisait en pensant que cette fumée qu’il avait cru voir dehors était celle de sa pipe, Mais non, il y avait certainement de la fumée dehors. Ne se rappelait-il point que Louise avait dit, avant le dîner, que ça sentait la fumée ? Il ouvrit la porte, afin de mieux voir et pour être plus certain. Eh oui, dans les sous-bois, vers le sud surtout, c’était tout plein de fumée bleuâtre. Et puis, le grondement entendu redoublait, et cela venait du côté du sud. Il y avait certainement quelque chose qui n’était pas ordinaire. Le vent continuait à grandir et à rugir dans l’espace. Mais il n’y avait pas de feu, on n’en voyait pas. Alors que signifiait cette fumée ? D’où venait-elle ?

— C’est peut-être, se dit-il, un reste de la fumée d’hier…