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LA GUERRE ET L’AMOUR

vantage de voir que ses vêtements ne s’étaient pas enflammés et demeuraient intacts. Oui, c’était un miracle…

Olivier, croyant sentir encore du feu dans ses membres, s’était jeté par terre, dont la fraîcheur le calmait. Depuis qu’il avait tenté d’approcher la fournaise, tout le monde le considérait avec une grande compassion. L’un des officiers qui accompagnaient Carrington avait fait circuler que cette jeune femme, qu’on apercevait dans la fournaise, était la fiancée de ce Français. On put voir des femmes et des jeunes filles qui pleuraient. On percevait des murmures et des chuchotements, et toutes ces voix étouffées avaient des accents de grande pitié.

Olivier, le front penché, sombre et désespéré, malgré les paroles d’espoir que lui disait Carrington, s’abîmait en ses pensées.

Louise, là-bas, demeurait agenouillée. De temps en temps elle levait au ciel ses yeux et ses mains jointes, paraissant implorer le Tout-Puissant de mettre une fin aux souffrances qu’elle subissait. Dans tout ce rouge ardent qui brûlait la prunelle de ses yeux, elle ne pouvait pas voir ceux qui la considéraient du haut du monticule. Elle en venait à penser que toute la terre s’était enflammée. Elle avait lu dans des livres que le centre de la terre était du feu, et que, au commencement des temps, ce globe terrestre n’avait été qu’une boule de flammes. Mais cette boule s’étant refroidie peu à peu, seul son centre était demeuré en fusion. Elle avait lu encore que les temps auraient une fin et que la terre retournerait à sa matière originelle, redevenant un globe de feu et faisant périr le monde entier. En évoquant ces fables, elle imaginait que l’Enfer, dont avaient tant parlé les Livres Saints, était précisément ce qui s’offrait à sa vue et l’entourait. Seulement, elle s’étonnait grandement de n’y point voir de damnés, de se voir seule, abandonnée, solitaire… oui, l’unique damnée du genre humain. Elle s’étonnait d’autant qu’elle ne pouvait découvrir dans sa conscience très nette aucun péché, faute ou crime qui pût la rendre passible d’un tel châtiment. Et elle pensait à son père, à sa mère, dont elle ne pouvait trouver les restes dans les cendres de la maison incendiée. Dieu les avait-il appelés tout de suite dans son ciel, la laissant, elle, seule dans l’enfer ? Et Guillaume ?… nul doute que le pauvre garçon avait, lui aussi, trouvé la mort ; et, comme il était bon, on lui avait fait tout de suite une belle place dans le paradis. Pauvre Louise, il semblait que sa raison s’en fût allée.

Mais sa tête devenait lourde sous la chaleur extrême qui pesait sur elle. Elle se leva et s’avança près du lac pour baigner son visage brûlant. Mais elle n’y vit qu’une boue grisâtre. Elle se dirigea vers la fontaine, elle paraissait marcher comme dans un rêve. Elle aperçut l’extrémité d’une échelle qui s’enfonçait dans la fontaine. Elle parut d’abord surprise, et, s’arrêtant, sembla réfléchir, le front penché. Puis elle esquissa un vague sourire : elle se souvenait. Oui, cette échelle, c’est elle-même qui l’avait apportée et glissée dans la fontaine. Oui, comme l’incendie arrivait au paroxysme de sa rage, elle s’était réveillée comme d’un long sommeil, couchée sur le bord du lac. Le feu venait sur elle, elle se sentait déjà brûler, elle allait périr. Une échelle était posée le long de l’enclos. Elle connaissait bien cette échelle : on s’en servait quelquefois pour monter au fenil de l’étable. Elle y courut, la prit, la souleva, l’emporta, la jeta dans la fontaine à demi pleine d’eau froide, et descendit les échelons jusqu’à ce que la moitié de son corps baignât dans l’eau. Elle était sauvée…

♦     ♦

Là-bas, sur le monticule, les spectateurs continuaient de regarder.

Le spectacle variait de temps en temps ses nuances et ses aspects. Lorsque du ras du sol s’élevait une vapeur de fumée blanche, c’était comme un voile transparent qui s’agitait doucement, et au travers de ce voile on croyait voir les colonnes rouges trembler, grandir, se rapetisser. Le tableau variait aussi ses couleurs, et selon que cette vapeur était plus ou moins dense, le jaune doré passait rapidement à l’écarlate violent ou au pourpre sévère. Par moments, tout le tableau s’obscurcissait d’une ombre qui passait et qu’on ne voyait pas. Alors, tout devenait d’un violet sali ou d’un rouge noirâtre, de ce rouge des caillots de sang. Les clartés du ciel imitaient celles de la terre, elles étaient pâles ou sombres, selon que le brasier se faisait plus vif ou plus terne. Lorsque cette ombre s’effaçait, l’éclat des lueurs reprenait tout son prestige, et alors on voyait très loin ; les regards ne trouvaient plus de bornes, c’était l’infini d’un océan rose se perdant dans l’horizon d’un ciel violet où toutes choses se confondaient et disparaissaient dans une éternité. Les colonnes rouges qui se dressaient nettement au bord du brasier perdaient au loin leurs lignes et leurs contours, elles se mêlaient les unes aux autres, se rapprochaient, se serraient, s’enlaçaient et finissaient par se confondre en une nappe d’or en fusion.

Çà et là, des fûts carbonisés se haussaient comme des marbres noirs dans un champ des morts ; ils étendaient des bras décharnés que, par moments, ils agitaient