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LA GUERRE ET L’AMOUR

dans un geste désespéré et pitoyable. D’autres formaient des croix d’un dessin régulier, et l’on pouvait remarquer la croix latine, la grecque, la papale et la croix de Lorraine. Leur hauteur variait, la longueur de leurs bras aussi, dont l’un, parfois, manquait. On en voyait de toutes petites qui jetaient de faibles lueurs et de teintes variées parmi lesquelles on remarquait le cramoisi, le bleu ciel, le vert pomme et le violet et quelquefois le jaune orange. La plupart de ces croix penchaient d’un côté ou de l’autre. Plusieurs, comme pour ne pas tomber, s’appuyant aux bras de celles qui demeuraient droites. Quelques-unes, très penchées et s’appuyant l’une sur l’autre dans la forme d’un angle aigu, mêlaient leurs bras dans une longue étreinte d’adieu. D’autres étaient tombées, mais ne touchaient pas le sol, restant appuyées sur un bras, comme une personne allongée sur un lit, le coude sur l’oreiller et la tête dans la main. D’autres encore, mais très grandes celles-là, dépassant les autres de toute la tête, laissaient tomber leurs bras à demi, comme fatigués de les tenir levés. D’autres, enfin, levaient leurs bras au ciel dans un geste de lamentable supplication. Et tout cela avait un peu l’aspect d’un cimetière bouleversé par quelque secousse sismique.

En s’éloignant, le regard découvrait d’autres fûts qui paraissaient plus grands et prenaient la forme de flambeaux énormes ou de chandeliers ; on apercevait à leur sommet de courtes flammes, bleues ou violettes, qui sautaient et grésillaient comme la flamme des cierges, qui se couchaient à droite ou à gauche comme sous la passée de courants d’air, qui s’allongeaient et papillotaient en laissant échapper une fumée rose. Alors, le tableau donnait l’aspect d’une prodigieuse chapelle ardente éclairée de millions de flambeaux et de cierges dont les flammes, dans le lointain, allaient se nouant, se tissant en un voile infini de gaze rose. Et au pied de ces croix, de ces flambeaux mortuaires, de ces hauts chandeliers, de ces monuments. funéraires, de ces stèles tombales, on croyait voir au ras du sol des millions d’yeux s’ouvrir et se fermer, comme si les cadavres de tout le genre humain rassemblé là eussent contemplé ce spectacle, dans l’effroi ou l’extase et avec des battements de paupières. Et l’on voyait encore, parmi ces yeux, ces cadavres, ces tombes et ces croix, courir en serpentant de petites lueurs fauves qui pétillaient en lançant des paillettes d’or, comme si d’innombrables vipères allant de charogne en charogne eussent à toutes ces croix, tombantes ou hérissées craché leur venin sanglant qui retombait en gouttes de feu. Mais ce qu’on pouvait prendre ainsi pour des vipères, c’étaient des racines que l’humidité du sol avait préservées jusque là et qui, bien asséchées maintenant, s’allumaient aux brasiers du voisinage et brûlaient à la manière d’une mèche soufrée. Et à tout instant se faisait une détonation sonore ou assourdie, puis suivait un crépitement d’étoffes qui voltigeaient un moment dans l’air et s’évanouissait. Puis encore une ombre passait, s’étendait, s’élargissait telle une brume compacte qui, passant sous le soleil, obscurcit toutes choses. Et tout cela, pour un moment, avait l’apparence d’une flamme énorme qui s’éteint.

C’est à l’un de ces moments que les regards des spectateurs furent attirés par une haute silhouette qui venait de se dessiner au bord du brasier. Mais elle était encore trop éloignée pour qu’on pût en préciser ou en définir l’aspect ou la forme. Et cette silhouette bougeait, se mouvait, marchait. Oui ? elle marchait, et justement du côté du monticule, vers les spectateurs. De moment en moment, dans cette silhouette, une forme humaine se précisait, s’amplifiait. Une très grande curiosité saisit tout le monde. On regardait… on regardait…

Puis on vit que cette forme humaine était un homme, et, l’ombre du brasier se dissipant peu à peu, on reconnut que cet homme était jeune, encore. On remarquait ses longs cheveux noirs luisaient aux lueurs du brasier et s’étalaient sur ses épaules. On admirait la souplesse de sa taille, dont l’ombre très grande s’allongeait encore et semblait grandir davantage. Ce qui surprenait surtout, c’était la finesse de ses traits, leur délicatesse dans un ovale parfait, et l’on se demandait si l’on ne voyait pas une femme sous les vêtements d’un homme. Des lorgnettes se braquaient sur lui, et les mains qui les tenaient avaient des tremblements dans l’émotion des esprits. L’homme portait un fusil à son épaule et apparaissait vêtu de peau de cerf tannée. Il était tête nue et s’avançait d’un pas assuré, droit comme une flèche, la physionomie impassible, le long de cette fournaise. Les yeux de cet homme, dans un visage cuivré, luisaient, étincelaient avec plus d’éclat, peut-être, que les gerbes d’étincelles que ses pieds, parfois, faisaient jaillir des cendres encore chaudes et des braises encore vivantes qu’il foulait d’un air négligent, indifférent, insensible au feu comme à la chaleur. Enfin, dans cet homme qui approchait toujours on reconnut un Indien.

Avec sa lorgnette, Carrington avait regardé venir cet homme, et comme le capitaine Dumont lui avait parlé de Max, l’Indien micmac, il crut le reconnaître. Et il allait tendre l’instrument à Olivier, lorsque celui-ci la lui prit des mains dans un geste brusque. Oui, c’était Max… il le reconnaissait bien.