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LE DRAPEAU BLANC

que nos poches sont tout bourrées de beaux louis d’or, à présent qu’on a un coffre bien rempli et bien à soi et que nous avons eu la précaution de bien mettre à l’abri des rapaces et des voleurs… oui, maintenant qu’on est des richards, on ne peut même trouver la mesure d’un petit dé à boire ! Tiens, Regaudin, j’avalerais toutes tes larmes, ventre-de-roi !

— Pertuluis, si seulement nous pouvions dénicher ce loueur, ce loucheur, ce traiteur, ce voleur, ce… enfin, ce pendard de tavernier clandestin, ce pleutre, cette canaille, ce bancal, cette vermine d’enfer, cette… oui, celui-là qui gîtait par ici !

— Ah ! Regaudin, si nous avions pu seulement retrouver cette bonne mère Rodioux que je voue à tous les mille et mille diables !

— Eh bien ! il faut croire que Satan l’a mangée, puisque nous n’avons pu la retrouver et attendu que sa baraque maudite a été démolie.

— En effet, je crois bien que Lucifer se l’est mise dans la panse, et je m’en réjouirais le cœur et le ventre si ce n’était de cette maudite soif qui m’ébranle les dents et qui…

Il s’interrompit brusquement pour ébaucher un geste de joyeuse surprise, puis demanda :

— Ah ! ça, Regaudin, dis-moi : ne serait-ce pas ici même la bauge de notre vieux sanglier ?

Comme nous le voyons, c’étaient bien nos deux anciennes connaissances, les grenadiers Pertuluis et Regaudin. Assoiffés, affamés, déchirés, sales de poudre, rougis de sang anglais et fiers de ce sang et de ces déchirures, fiers aussi de cette saleté amassée sur le champ de bataille, toujours armés de la rapière qui leur battait les jambes, les deux grenadiers cherchaient à boire. Riches par le coffre du père Raymond et de sa femme, ces mendiants qu’ils avaient trouvés morts au fond de leur cave et sous les décombres de leur masure à la basse-ville, couchés sur un coffré rempli d’or et d’argent, comme s’ils avaient voulu protéger leur fortune contre des voleurs, ou comme s’ils avaient espéré l’emporter dans l’autre monde, oui, Pertuluis et Regaudin cherchaient une taverne, un cabaret, un repaire, un antre quelconque dans lequel il leur serait possible de trouver quelques flacons d’eau-de-vie. Ils venaient de s’arrêter tous deux devant l’entrée d’une impasse noire et déserte, à quelques toises des murs de la cité et proche de la Porte du Palais.

Au fond de cette impasse il y avait une écurie et une remise à voitures, mais il y avait aussi, collée à la remise, une bicoque basse, sale et délabrée, par les fentes de laquelle jaillissait un mince jet de lumière ; mais si mince qu’il fallait le deviner, à moins d’être doué d’un flair d’ivrogne comme celui de notre grenadier Pertuluis. Entre l’écurie et la remise se trouvait un étroit passage par lequel on arrivait dans une autre ruelle.

— Regarde ce filet de lumière, Regaudin ! prononça Pertuluis à voix basse.

— Il faut le deviner ton filet de lumière, ou avoir l’œil d’un indien.

— Eh bien ! j’ai cet œil. Et toi, ne le vois-tu pas ce filet ?

— Oui bien, Pertuluis. Et si je ne me trompe, ce doit être ce loueur de qui un jour nous avons loué une mauvaise calèche pour aller nous balader comme prince et duc, et de qui nous avons pu acheter une futaille de vilaine eau-de-vie.

— En aurait-il encore de plus vilaine, Regaudin, que je la lui boirais en moins de un-moins-deux-reste-un !

— Allons donc frapper à sa porte !

— Allons !

— D’abord, fit remarquer Regaudin, ce qui m’égare, c’est qu’on était venu ici par un autre chemin.

— Que veux-tu, il fait si noir. Lorsque nous vînmes la première fois, nous prîmes par un passage entre l’écurie et la remise. Le coquin se donne des airs de marquis avec entrée sur une rue et sortie sur l’autre !

Il ricana et, suivi de son compère Regaudin, s’enfonça dans l’impasse. Tous deux s’approchèrent avec précautions et sans bruit et s’arrêtèrent peu après devant une porte basse dont les ais disjoints laissaient passer un faible rayon de lumière. La bicoque, sans fenêtre, tordue, écrasée, offrait l’aspect d’un taudis ignoble. Mais les deux grenadiers n’y regardaient pas de si près. Pertuluis frappa trois petits coups dans la porte.

Le rayon de lumière s’éteignit aussitôt.

— Bon ! murmura Regaudin, on souffle la lanterne !

— Elle manque peut-être d’huile !