Page:Féron - Le drapeau blanc, 1927.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
LE DRAPEAU BLANC

vite que l’ancien mendiant ne put reconnaître Marguerite de Loisel. Oui, c’était bien Marguerite qui accourait chez les Aubray pour informer le capitaine Vaucourt du complot qui avait été tramé pour la perte de Québec et de la Nouvelle-France.

À la vue de Marguerite pâle et tremblante, Héloïse courut à elle et lui demanda avec inquiétude :

— Venez-vous, chère Marguerite, nous apprendre quelque nouveau malheur ?

— Non, chère amie, pas un malheur précisément ; ou plutôt je viens pour tenter de conjurer un malheur, mais un malheur qui nous atteindrait tous et tout le pays.

— Que se passe-t-il donc, mademoiselle ? interrogea Vaucourt.

— Et j’espère bien, fit à son tour la femme d’Aubray avec une certaine angoisse, que vous ne venez pas me dire que mon mari est plus mal ?

— Non, tranquillisez-vous, madame ; votre mari se porte bien et demain il reviendra à son foyer.

— Pardon ! mademoiselle, reprit Jean Vaucourt, nous irons le chercher ce soir même, car nous partons tous pour Trois-Rivières.

— Vous partez… tous ! fit Marguerite avec surprise et chagrin.

— L’armée se retire à la rivière Jacques-Cartier, et nous partons avec elle.

— Ô mon Dieu ! exclama la garde-malade, s’agit-il là encore de trahison ?

— Non, sourit le capitaine, il s’agit d’une décision prise ce soir même par le conseil des officiers. Car l’armée, comme elle est à présent, sans chef, sans vivres, sans munitions, ne saurait lutter contre les Anglais. Mais elle reviendra bientôt, mademoiselle, elle reviendra pour débloquer Québec.

— Dieu vous entende, capitaine ! Mais êtes-vous bien sûr qu’elle reviendra ?

Alors elle fit le récit de la trame qui avait été machinée par Bigot et sa bande.

— Par l’enfer ! jura Jean Vaucourt ; nous n’en aurons donc jamais fini avec ces traîtres ! Mais alors, la vie de notre ami Flambard est en danger ! Et cette femme… cette rouleuse qu’est la Péan !…

— Il faut agir et vite ! déclara Marguerite.

— Je n’ai qu’une chose à faire, reprit le capitaine, partir immédiatement et rejoindre Flambard !

— Ou prévenir Monsieur de Vaudreuil ?

— Retourner à Beauport sans être sûr d’y trouver le gouverneur qui va accompagner l’armée, serait risquer de perdre un temps précieux. Non… il faut que je rejoigne Flambard. Du reste, j’ai ici, à la porte, un excellent coursier.

Il donna quelques ordres rapides à sa femme afin qu’elle fît ses apprêts de voyage, et il demanda à Marguerite de tenir le milicien Aubray prêt à monter dans la berline qui irait le prendre à l’hôpital. Puis, confiant que tout irait, à merveille, il remonta à cheval et partit à toute vitesse sur le chemin de Lorette et de Saint-Augustin. dépassant les premiers régiments qui battaient déjà la route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous ne suivrons pas Jean Vaucourt ; nous nous contenterons pour l’instant de voir comment ses ordres avaient été exécutés par l’ancien mendiant Croquelin qui allait faire une rencontre inouïe.

Juste au moment où le père Croquelin quittait la ferme d’Aubray pour se mettre en quête d’une berline, deux individus parcouraient à tâtons les ruelles noires du faubourg Saint-Roch, fouillaient les coins et recoins, s’arrêtaient, flairaient, reluquaient tout en échangeant ces propos :

— Ventre-de-diable ! jurait l’un avec sa voix basse et profonde, ne dirait-on pas, Regaudin, que tout le monde a sacré le camp ? Pas un chat !

— Pas même un chien qui cherche un os à ronger ! grommela l’autre.

— Par le ventre du serpent ! c’est à faire damner les grands saints ! N’ai-je pas plus soif, Regaudin, que n’eut soif sur sa croix Notre-Seigneur Jésus ?

— Eau et sang ! Pertuluis, n’ai-je pas plus soif que ce gaillard qu’on enchaîna sur un mont jadis, et qui voyait ses entrailles grugées par certain oiseau vorace ?

— Voilà ce que c’est, Regaudin, que l’ironie de l’existence : si nous étions sans un maravédis dans notre escarcelle, on plongerait dans des lacs d’eau-de-vie !

— On s’y vautrerait, Pertuluis ! Ah ! coupe-toi la langue et ne me parle plus de lacs, tu me tires toutes les larmes du corps !

— Tant pis, répliqua rudement Pertuluis, il faut bien dire ce qu’on a sur l’estomac ! Oui, ventre-de-cochon, à présent