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Page:Féron - Le drapeau blanc, 1927.djvu/30

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LE DRAPEAU BLANC

escale pour y débarquer des marchandises ou pour charger les produits de la terre que les paysans expédiaient à Québec, aux Trois-Rivières ou à Montréal.

Malgré son important commerce, la Pointe-aux-Trembles n’était qu’une bourgade dont la population stable ne dépassait pas deux cents habitants. Mais il y venait beaucoup de voyageurs dont profitait le commerce. C’était, pour tout dire, l’un des villages les plus prospères de la colonie.

Il s’y trouvait peu de marchands, trois ou quatre seulement. Mais par contre le village possédait une des plus belles hôtelleries du pays. C’était une majestueuse auberge que tous les voyageurs connaissaient sous le nom de :


« La Cloche d’Argent »


Elle avait pour enseigne une magnifique cloche d’argent suspendue à la terrasse qui, avec une spacieuse véranda, ornait la façade de l’établissement. Une corde pendait juste à l’entrée de la véranda, de sorte que le cavalier ou le voyageur pédestre n’avait qu’à tirer la corde et sonner la cloche au plus beau son argentin pour appeler le maître ou les serviteurs de l’auberge. On sonnait encore la cloche d’argent pour annoncer aux habitants d’alentour l’arrivée de la diligence, l’accostage de quelque navire ou pour le tocsin.

Le village possédait un autre édifice important, mais moins majestueux d’apparence que l’hôtellerie, et un peu à l’écart des habitations : c’était la chapelle. Pauvre et toute petite, elle dressait son mince clocher blanc au sein d’un bosquet de grands trembles et de hauts peupliers qui lui faisaient un nid de verdure enchanteur. La chapelle avait aussi sa cloche, mais toute petite et de bronze qui sonnait l’Angélus. Elle carillonnait joyeusement les dimanche et jours de fête pour appeler les fidèles à la sainte messe. Les jours de semaine, outre l’Angélus, elle sonnait encore pour appeler à la classe les enfants du voisinage. Près de la chapelle se trouvait l’humble maisonnette qui abritait le pasteur de la paroisse, vieux et noble prêtre qui, en sus de son ministère, remplissait les fonctions de maître d’école.

À présent revenons sans plus tarder à notre héros.

Quand Flambard arriva à la Pointe-aux-Trembles, il y trouva un vif brouhaha, malgré l’heure avancée de la nuit. La diligence venait d’arriver de Montréal avec ses voyageurs et ses colis. La voiture s’était arrêtée devant la véranda qu’éclairaient deux réverbères, les chevaux avaient été vivement conduits aux écuries et les voyageurs étaient descendus. Une foule de villageois et de paysans se pressaient autour de la diligence, parlaient avec animation, gesticulaient et agitaient des lanternes. Cette animation n’était pas uniquement créée par l’arrivée de la malle-poste, mais aussi par la nouvelle, apportée par des Indiens, que la bataille des Plaines d’Abraham avait été perdue par l’armée française. Cette nouvelle avait suscité un émoi facile à comprendre parmi cette foule de vieillards, de femme et d’enfants qui tout le jour avaient attendu avec une anxiété sans cesse croissante des nouvelles de la capitale. Plus que cela : ces Indiens avaient exagéré le malheur en affirmant que la ville avait été capturée par les Anglais.

— Mon Dieu ! c’est pas possible ! criaient des voix de femmes éplorées.

— Mais qu’est-ce qu’on va donc devenir ? se lamentaient d’autres.

La plupart de ces pauvres femmes étaient seules, seules avec leurs enfants en bas âge : le mari était à l’armée ! Et lui, le pauvre, vivait-il encore ? Avait-il échappé au massacre ? Laissait-il une veuve et des orphelins ? Et eux, comment feraient-ils pour vivre désormais ? Est-ce que les Anglais n’allaient pas demain, après-demain, venir les massacrer ?

Les lèvres tremblaient de crainte. Les yeux se mouillaient. Des mères, éperdues, serraient avec force sur leur sein amaigri des enfants hâves et chétifs qui pleuraient. Des vieillards courbaient la tête avec abattement et laissaient passer entre leurs lèvres sèches une plainte de désespoir. Des enfants, accrochés aux jupes de leurs mères ou serrant avec énergie la main ridée et tremblante des grands-pères, écoutaient, regardaient et ne paraissaient pas comprendre toute l’étendue du malheur qui s’abattait sur leur pays et leurs foyers.

Flambard poussa sa monture vers l’entrée de la véranda. Des groupes atterrés s’écartèrent précipitamment, s’effacèrent, et sortirent hors du rayon de lumière dé-