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LE DRAPEAU BLANC

gardes ajustèrent leurs pistolets. Mais tout à coup l’étonnement qui les saisit tous les empêcha de presser la détente : car le cavalier venait de s’arrêter subitement à un pied à peine du câble tendu. Puis une voix, mais une voix nasillarde et narquoise qui troubla énormément Foissan et ses gardes, s’éleva :

— Par mon âme ! quels sont ces revenants qui viennent tendre des câbles en travers des ponts pour arrêter les honnêtes voyageurs et leur réclamer plus sûrement des prières ?

Un long ricanement suivit ces paroles. Et, brusquement, une rapière siffla en fendant l’espace et la lame de la rapière trancha le câble.

Dans leur stupeur les gardes s’agitèrent malgré eux, et le cavalier saisit ce mouvement de l’ombre dans l’ombre.

— Par les deux cornes de Lucifer ! rugit-il.

À la seconde même il enleva sa monture, laboura rudement ses flancs d’éperons aigus et la fit bondir en avant.

— Feu ! feu ! rugit la voix de Foissan.

Mais avant qu’aucun coup de feu n’eût éclaté, le cavalier franchissait le pont avec la rapidité de la foudre. Les gardes n’eurent que le temps de se jeter hâtivement dans la broussaille voisine pour ne pas être écrasés. Et lorsque, ahuris et tremblants, ils se décidèrent à tirer de leurs pistolets, Flambard n’était plus à leur portée. Un galop terrible résonnait plus loin, se perdait peu à peu dans la direction de la Pointe-aux-Trembles, puis mourait.

— Enfer et Satan ! avait rugi Foissan avec rage, c’est Flambard et il nous échappe ! Sus ! sus !…

Mais avant que les gardes n’eussent détaché leurs chevaux et remonté en selle pour s’élancer à bride abattue, Flambard était loin.


— VI —

L’ATTAQUE


Suivons Flambard.

Notre héros n’avait pas traversé cet obstacle sans s’en étonner un peu.

— Par ma foi ! s’était-il dit, qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce à moi qu’on en veut ou à cette berline que j’ai dépassée avant d’atteindre Saint-Augustin ? Sont-ce des maraudeurs et détrousseurs qui guettent un riche butin, ou des ennemis et des meurtriers apostés pour m’occire à tout jamais ?

Flambard, en vérité, était plutôt enclin à penser que cette embuscade avait été préparée par des voleurs de grands chemins contre la berline qu’il avait dépassée une demi-heure auparavant. Autant qu’il avait pu voir, c’était un équipage de maître dont la seule vue pouvait tenter la rapacité de malandrins. Quels personnages importants pouvait bien porter la superbe berline ? Flambard aurait donné gros pour le savoir. Était-ce un fonctionnaire allant en mission particulière pour le compte du gouverneur. Car le spadassin avait cru voir que l’équipage était escorté de gardes à cheval. À moins que ce ne fût quelque gros négociant qui s’empressait d’aller mettre en sûreté des valeurs soit aux Trois-Rivières soit à Montréal. Qui le savait au juste ?

Eh bien ! cette berline — et notre héros aurait été fort étonné d’en connaître les occupants — transportait le sieur Hughes Péan et sa femme : c’était la première partie, et l’on pourrait dire la première étape de ce terrible complot tramé par Bigot et ses séides contre la capitale de la Nouvelle-France.

Ah ! si Flambard eût deviné le complot ! Mais il ne savait pas et il ne pouvait deviner. Il poursuivit donc sa route à toute allure vers la Pointe-aux-Trembles où il arriva un peu avant minuit.

La Pointe-aux-Trembles était à cette époque un point important de commerce et de relais entre Batiscan et Québec. La malle-poste s’y arrêtait à son arrivée de Montréal et à son retour de Québec. Lorsque la lourde voiture apparaissait, traînée par quatre vigoureux chevaux et chargée de voyageurs et de colis, c’était un événement pour le village et les environs. Les paysans profitaient du passage de la diligence pour venir faire leurs marchés à la Pointe-aux-Trembles, et souvent ils attendaient des nouvelles de parents ou d’amis éloignés. Ces jours-là le commerce était fructueux. Il s’y faisait un fort trafic de pelleteries. Des négociants de Québec y venaient rencontrer les trappeurs canadiens et les chasseurs indiens, et le village prenait un air de fête. L’animation y régnait vive et joyeuse. Souvent un navire de Montréal ou des Trois-Rivières y faisait