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LE DRAPEAU BLANC

da. Attends, ajouta-t-il, un mouvement et nous y sommes !

Il flanqua un rude coup de fouet sur la croupe luisante de Monaut. Le roussin bondit… un craquement se fit entendre…

— Arrêtez ! arrêtez !… clamèrent des paysans en constatant qu’une roue du cabriolet avait accroché une roue de la berline, et craignant que l’une ou l’autre des deux voitures pouvait être sérieusement endommagé.

Mais Regaudin ne prêta nulle attention à cet avis des paysans.

— Dia ! dia ! Monaut, hurla-t-il. Et il fouetta de nouveau…

— Mais non, mais non, reprirent les paysans… Hue ! hue !

Pertuluis éclata d’un rire énorme.

Aux éclats de voix, aux cris de toutes sortes, l’aubergiste et ses serviteurs accoururent.

À cet instant, Monaut, stimulé par le bruit et les coups de fouet de Regaudin, se jeta brusquement dans le collier, et crac… emporta la pièce d’emblée jusqu’à la véranda.

Une clameur d’étonnement et d’horreur à la fois partit de la foule des spectateurs, et tous purent voir la belle berline pencher comme un navire qui sombre, et son arrière-train s’écraser d’un côté sur le sol. Chose inouïe : dans sa lutte contre la magnifique berline, le vieux cabriolet avait eu le dessus et il avait emporté une des roues de l’arrière.

— Par la malemort, jura tout à coup une voix furieuse.

Un garde, la rapière au poing, sortit de l’auberge, fendit le groupe des serviteurs amusés, traversa la véranda et se précipita vers le cabriolet. Il présenta la pointe de sa lame aux deux occupants et cria :

— Marauds de grenadiers de satan ! vous avez brisé la berline de Monsieur Péan !

— Ah ! ah ! monsieur de Fossini ! se mit à rire Pertuluis qui, tirant rapidement sa rapière, sauta en bas du cabriolet. Enchanté ! ajouta-t-il avec un rire moqueur.

Mais les deux rapières s’étaient à peine entrechoquées, que celle de Foissan s’échappait de ses mains au grand amusement de la foule.

Les gardes et soldats de Vergor accoururent de l’intérieur de l’auberge pour prêter main-forte à leur chef.

— Halte ! cria Foissan avec un sourire ironique et, en soulevant son feutre : c’est Monsieur le chevalier de Pertuluis que je n’avais pas reconnu ! Monsieur le chevalier, ajouta-t-il, je vous prie de recevoir mes excuses. Me reconnaissant votre serviteur et indigne de croiser ma lame contre la vôtre, j’ai lâché la poignée.

Il se courbait davantage.

Malgré tout l’ironie de cette simagrée de Foissan, Pertuluis esquissa un large sourire et remit dignement sa rapière au fourreau. Il n’en voulait plus au sieur Foissan de l’avoir traité de « marauds » lui et son compagnon. Car par le seul fait d’avoir été appelé « chevalier » à haute voix devant tout le peuple assemblé et le personnel de l’auberge le flattait si bien qu’il eût pardonné la plus grave injure. Et comme il voyait tous les regards se poser sur sa personne avec admiration, sinon avec crainte, il rehaussa sa haute taille, prit un air d’importance, se tourna vers l’aubergiste et ses serviteurs et, digne, cria :

— Maître Hurtubise, des appartements, s’il vous plaît, pour le Chevalier de Pertuluis et son écuyer le sieur de Regaudin !

L’aubergiste s’inclina.

— Et quant à Maître Monaut, fit Regaudin, vous le logerez dans la meilleure stalle de votre écurie avec double portion… hue donc !

Or, maintenant que la foule des paysans et des villageois se trouvait fixée sur la qualité des nouveaux venus, elle entourait la berline endommagée et passait mille commentaires plus ou moins gais sur l’incident.

— Bon ! v’là le sieur Péan en panne ! dit un petit bourgeois les mains aux poches et qui fumait ostensiblement un calumet indien.

— Bah ! fit un autre avec un hochement de tête, c’est pas un gros dommage pour le Sieur Péan qui a du foin dans ses bottes.

— Et avec tout ça, fit encore un autre, c’est notre forgeron qui y gagnera le plus !

Une grosse commère qui, près de là, tenait deux sales marmots sous ses bras, et qui n’avait guère l’air d’aimer les gens huppés comme les Péan, s’écria :

— Oui, mais c’est sa donzelle au Péan qui est pas pannée, ah ! non ! Pas pannée, elle, la friponne ! On dit qu’elle vous a des fourrures de reine et des robes de princesse, si c’est pas honteux !

— C’est vrai, appuya gravement un paysan : ces gens-là affichent leurs colifichets, tandis que nos pauvres gueux de gars