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LE DRAPEAU BLANC

En attendant que le dîner fut servi, Héloïse racontait à son mari comment la nuit précédente à Saint-Augustin une roue de la berline s’était soudain brisée. Elle et ses amis, en attendant qu’un forgeron fût mandé, avaient reçu asile dans la chaumière d’un paysan-aubergiste dont la femme se mourait. Mais comme le forgeron que Pertuluis et Regaudin avaient été chargés d’envoyer au secours de la berline ne venait pas, M. de Vaudreuil avait offert à la jeune femme et son enfant une place dans sa voiture.

Ce qui, dans ce récit, avait le plus surpris le capitaine Vaucourt, c’était que Pertuluis et Regaudin avaient fait partie du voyage.

— Ma chère amie, dit-il, je me demande quel hasard a mis sur votre route ces deux grenadiers qui, un jour, tentèrent de m’assassiner ?

Héloïse exprima comment le père Croquelin avait rencontré les deux bravi qui, d’eux-mêmes, s’étaient offerts d’escorter la berline pour la protéger contre toutes mauvaises rencontres.

— Il faudrait alors penser, souri le capitaine, que ces deux grenadiers — deux braves d’ailleurs qui se sont distingués à Montmorency et sur les Plaines — se soient fait nos amis. Mais par quel enchantement, sinon par quel miracle ? je me le demande.

— C’est ce que je ne saurais vous expliquer, mon ami, sourit la jeune femme, heureuse de se trouver enfin réunie à celui qu’elle aimait tant.

— Oh ! j’en aurai bien l’explication, reprit le capitaine, car les deux coquins sont dans l’auberge, buvant à ventre ouvert, vidant carafons sur carafons, offrant des tournées innombrables aux hôtes qui les entourent ; je les interrogerai.

Et, non moins heureux d’avoir retrouvé sa femme saine et sauve ainsi que son petit Adélard, il les embrassa passionnément tous les deux, mais il prit le petit dans ses bras et se mit à le caresser avec folie.

Une main frappa doucement dans la porte.

Héloïse alla ouvrir. Elle recula avec surprise en apercevant devant elle Mme Péan très souriante et magnifiquement parée. Celle-ci franchit le seuil de la porte et s’arrêta, simulant une grande surprise et un grand trouble à la vue du capitaine Vaucourt. Mais de suite elle amplifia son sourire, inclina la tête dans la direction du capitaine et dit :

— Je vous prie, madame et vous, monsieur le capitaine, d’accepter toutes mes excuses. J’apprends que Madame Vaucourt vient de descendre en cette auberge où je suis seule de mon sexe, et j’ai cru de bonne politesse de lui venir offrir, ainsi qu’à monsieur le capitaine, l’hospitalité de ma modeste table.

Héloïse s’était de suite ressaisie.

— Madame, répondit-elle avec une grâce charmante, je suis bien peinée de ne pouvoir me rendre à votre désir, attendu que mon mari et moi avons déjà accepté l’invitation de Monsieur de Vaudreuil.

— Mais, madame, sourit Mme Péan, nous avons comme hôte monsieur de Vaudreuil lui-même !

— En vérité ? fit Héloïse, très étonnée. Elle regarda son mari comme pour le consulter.

Jean Vaucourt allait exprimer aussi son étonnement et ses regrets à Mme Péan, lorsque l’aubergiste parut dans la porte restée ouverte. Maître Hurtubise se courba profondément devant Héloïse et dit :

— Madame, Monsieur de Vaudreuil attend ses hôtes.

— Ah ! ça, Maître Hurtubise, s’écria Mme Péan avec une stupeur courroucée, est-ce que Monsieur de Vaudreuil n’a pas accepté de dîner avec nous ?

— Pardon, madame ! sourit l’aubergiste sans se déconcerter. Monsieur de Vaudreuil a voulu que la table fût dressée dans ma cuisine même, où lui et ses officiers aiment toujours mieux se restaurer.

Confuse et très irritée, Mme Péan balbutia de nouvelles excuses et se retira.

Ce dîner, de part et d’autre, fut plutôt silencieux et triste, vu les circonstances et le deuil qui frappait la colonie entière.

Dans la grande salle de l’auberge un silence relatif régnait aussi ; il n’y demeurait que les soldats de Bougainville et quelques petits officiers ainsi que les voyageurs qui attendaient le départ de la diligence. Les gardes et soldats de Vergor avaient réussi à sortir de l’auberge. Et lorsque, après le dîner, Jean Vaucourt voulut interroger les deux grenadiers, il constata que ceux-ci également n’étaient plus dans l’auberge. Intrigué, il s’en informa, auprès du lieutenant de Bougainville qui avait été chargé depuis le crépuscule de délivrer les permis de sortie.

— Monsieur, répondit l’officier, ils ont demandé un laisser-passer pour l’écurie et ne sont pas rentrés.

— Et Foissan ? interrogea Vaucourt.

— Il a disparu, monsieur, ainsi que ses gardes.