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LE DRAPEAU BLANC

XVIII

LE JOUEUR DE FIFRE.


Le tapage créé par l’arrivée de Flambard à l’auberge de « La Cloche d’Argent. » avait joliment bouleversé les esprits. Le gouverneur lui-même s’était trouvé décontenancé. Le geste de bravade et de maître à la fois accompli par notre héros n’avait pas laissé que de choquer la dignité de M. de Vaudreuil : mais homme d’esprit et reconnaissant qu’il avait par son message à M. de Lévis donné à ce dernier tous les pouvoirs dans les choses de la guerre, il avait donc dû accepter et se soumettre à une situation qui l’avait humilié. Néanmoins, il ne pouvait en garder rancune à Flambard dont il connaissait le dévouement presque fanatique à la cause royale, et dont il savait le caractère bouillant, l’esprit ferrailleur, mais dont il reconnaissait surtout l’étrange prestige auprès du roi Louis XV. Mais ce prestige ne l’étonnait pas outre mesure, car il savait que les rois avaient souvent exprimé quelque admiration et eu certaines complaisances pour certains de leurs sujets issus de la plèbe, qui, par leur dévouement à la monarchie, leur fidélité, leur bravoure et leur audace, avaient réussi à se créer une autorité populaire que ces rois s’étaient plu à reconnaître et à supporter. Et combien de ces héros populaires ont été parmi les peuples plus admirés et plus estimés que maints chefs de nations ! Caprice de foule médusée ? Peut-être !… N’empêche que ces héros continuent de vivre dans la mémoire des peuples avec plus d’éclat que les plus grands politiques et les plus grands bienfaiteurs de l’humanité !

Dans le cas présent, si M. de Vaudreuil s’était trouvé humilié et choqué, c’était de voir son autorité combattue à la face même du peuple. Et pour ne pas subir plus longtemps la supériorité que prenait sur ce peuple le spadassin, il partit aussitôt pour la rivière Jacques-Cartier où, comme Flambard le lui avait annoncé, se dirigeait en toute hâte M. de Lévis.

De son côté Bougainville avait reçu ordre de Lévis de se tenir prêt à joindre l’armée lorsque, dans trois ou quatre jours, elle reviendrait pour marcher au secours de Québec, et il était parti en même temps que le gouverneur pour retourner à son camp du Cap Rouge !

Il ne resta plus à l’auberge que Péan et sa femme, nos amis Jean Vaucourt et Héloise de Maubertin, Flambard et les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin, et quelques paysans et villageois.

Flambard, certain que la ville ne serait pas rendue avant le retour du chevalier de Lévis, vu qu’il tenait les deux traîtres, décida d’attendre le général à la Pointe-aux-Trembles, malgré qu’il eût un message pour M. de Ramezay. Mais notre héros voulait veiller sur ses prisonniers, certain qu’ils étaient en possession d’un faux message, et les voulait confondre en la présence du nouveau général.

Péan et sa femme avaient été renfermés de nouveau dans leur appartement, et derrière leur porte Flambard avait aposté deux serviteurs de la maison qu’il avait armés de pistolets avec cette recommandation :

— Si, mes amis, ces deux prisonniers tentaient de s’échapper, tirez et ne les manquez pas !

Et Péan et sa femme avaient entendu et compris cet ordre.

Puis, le soir étant tout à fait venu, la paix s’était faite de toutes parts : l’auberge demeurait presque silencieuse et, dehors la place était déserte.

La nuit fut tranquille. Outre les deux serviteurs placés contre la porte des prisonniers, Pertuluis et Regaudin furent chargés de veiller leurs fenêtres dehors à tour de rôle.

Le lendemain, 16 septembre, la température avait pris un air maussade. Le firmament était nuageux et au-dessus du fleuve planait un épais brouillard. Il faisait un froid d’automne humide, un de ces froids qui pénètrent jusqu’aux moelles et glacent. Et dans ce décor sombre l’image de la Nouvelle-France présentait un aspect de désolation qui comprimait le cœur.

Dès les huit heures de cette matinée, et malgré le brouillard et la froidure, des paysans et des villageois, hommes, femmes, enfants, accoururent à l’auberge où les attirait fort curieusement la personnalité de Flambard. Mais au lieu de se poster sur la place de l’auberge que balayait un grand vent de l’est, ils envahirent la salle commune dans laquelle régnait une réjouissante chaleur. L’animation fut vite à son comble