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Page:Féron - Le drapeau blanc, 1927.djvu/9

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LE DRAPEAU BLANC

revendre. C’était aux mains de Bigot un instrument passif ; c’était un esclave abject incapable d’initiative ; c’était l’ignorant bourré de prétention au savoir, cousu de fatuité, dévoré d’envie d’ordonner et de diriger comme M. Bigot, pourri de vanité, boursouflé d’orgueil et sujet à crever un jour ou l’autre de toutes ces excellentes choses dont il s’emplissait le ventre, la tête et le cœur !

Le rire se prolongea tant, que Bigot dut intervenir.

— Messieurs, messieurs, cria-t-il, du sérieux, je vous prie ! Tantôt le moment des plaisirs sera revenu, lorsque nous irons rejoindre ces dames dont nous entendons les rires joyeux et les chants exquis.

Des salons du rez-de-chaussée, en effet, montaient par fusées éclatantes les rires des femmes et leurs gais refrains.

Dans le cabinet de travail de l’intendant le silence se fit.

Bigot aspira longuement une prise de tabac. Puis, ayant secoué son jabot, il se tourna vers Deschenaux qui, sombre et agité, insensible au rire des autres, se promenait à quelques pas de là les mains au dos, et demanda :

— Mon ami, tu ne nous as pas donné l’explication de cette nouvelle que tu apportes : que Monsieur de Lévis a été désigné pour remplacer le marquis de Montcalm.

— L’homme qui m’a apporté cette nouvelle est en bas… c’est ce Foissan !

— Oh ! oh ! fit Cadet en riant, le signor Fossini !

— Foissan ! dit Bigot en fronçant un peu le sourcil ; de qui tient-il la nouvelle ?

— Il ne me l’a pas expliqué. Voulez-vous que je le fasse mander ?

— C’est bien, fais !

Deschenaux souleva une portière, ouvrit une porte et appela :

— Jérôme !

Un domestique, posté dans une antichambre voisine, parut.

— Va, dit Deschenaux, dire au sieur Foissan qu’il est mandé sur l’heure, et amène-le !

Le valet descendit rapidement au rez-de-chaussée, pour ramener l’instant d’après cet individu louche, homme de bas étage, qui s’adonnait à tous les métiers pourvu qu’ils rapportassent, transfuge capable d’accepter et d’entreprendre pour de l’argent les pires traîtrises, esclave qui avait amorcé des pourparlers d’affaires entre Wolfe et Cadet, c’est-à-dire ce Fossini, italien d’origine qui avait pris un nom français, ce Foissan, enfin, que notre lecteur se rappelle avoir vu à l’œuvre dans un récit antérieur intitulé Le Siège de Québec. Ce Foissan, comme quantité d’autres subalternes et vipères, apparut richement vêtu de dentelle et de soie, poudré, fardé, perruqué, et portant avec une ostentation à faire pouffer les agonisants l’épée en verrou. Ajoutons, puisque ce Foissan va jouer dans le présent récit un certain rôle, que c’était encore un autre bretteur, ferrailleur sans scrupule, qui avait traversé les continents en quête de fortune facile et de plaisirs. Joli garçon, hélas ! dépassant à peine la trente-cinquième année, c’est-à-dire jeune, audacieux, mais dépravé, pervers, doué d’une certaine facilité de parole, il possédait cent avantages pour exercer la duperie.

Seulement, il était assez intelligent, tout à l’encontre de Péan, pour ne pas se donner avec ses maîtres des airs de maître. Il s’inclina respectueusement devant l’intendant et attendit qu’on l’interrogeât.

— Ah ! ah ! fit Bigot en souriant avec ironie, je crains que nous n’ayons dérangé Monsieur de Foissan. Si je ne me trompe, monsieur était en tête à tête avec mademoiselle… la très jeune et très jolie mademoiselle Deladier.

Foissan rougit sous la peinture qui rougissait son visage et bégaya :

— Monsieur l’intendant…

Bigot l’interrompit :

— C’est bon, c’est bon, mon ami ; il importe que jeunesse se passe, par Notre-Dame ! Or, maître Foissan, pour aller au plus court, vous avez apporté céans la nouvelle que Monsieur le Chevalier de Lévis, présentement en la ville de Montréal, a été nommé… général en chef de l’armée ?

— C’est la vérité, monsieur l’intendant.

— Mais nommé par qui ? interrogea Cadet, la voix zézayante sous l’ivresse qui venait.

— Par Monsieur de Vaudreuil, répondit Foissan.

— Mais Monsieur de Vaudreuil ne nous a pas consultés, s’écria Bigot, cela ne peut être !

— Cela est cependant. Cet après-midi, Monsieur de Montcalm a demandé qu’on envoyât à Monsieur le gouverneur un exprès chargé de lui désigner le nouveau chef de l’armée.

— Oh ! oh ! fit l’intendant, monsieur de Montcalm avait donc encore assez de vitalité pour s’occuper des affaires de l’armée ?

— Oui, mais après il est tombé dans l’agonie.