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là-bas ou s’était établi dans les pays américains ?

— Non. Il est demeuré soixante mille Français, presque tous natifs de cette terre canadienne, après la cession du pays à l’Angleterre. Ces français ont formé la race canadienne-française, comme nous la nommons aujourd’hui.

— Ah !… et vous êtes l’un de ces Canadiens-français ?

— Comme vous voyez.

— Je suis de plus en plus ravi, monsieur. Et savez-vous qu’il me plaira énormément de visiter ce pays en lequel notre langue de France est parlée avec une si belle pureté ? Ah ! cette chère langue ! qui aurait songé, deux siècles passés, qu’elle allait prendre si profonde racine en ce sol des Américains et si loin de la grande patrie !

— C’est merveilleux, n’est-ce pas ?

— C’est du prodige, monsieur ! Et pour moi, qui arrive en pays saxon — je peux bien vous l’avouer — c’est une consolation et un gain de confiance ; car, voyez-vous, monsieur, je ne puis me faire à cette langue anglaise que je trouve un peu… comment dirais-je ? rocailleuse… ni à ces coutumes américaines à travers lesquelles je ne peux retrouver et goûter la saveur de nos propres coutumes.

— Vous trouverez en Canada, ou mieux vous retrouverez la France toute vivante, monsieur…

— Hindelang.

— Hindelang ! répéta avec un peu de surprise monsieur Rochon. Non plus que moi vous n’êtes pas tout à fait français ?

— Je suis né à Paris, sourit le jeune homme. Mais je vous avouerai que mes parents tirent leur origine de la Suisse.

— Ah !

— Mais aujourd’hui notre famille est véritablement française.

— Êtes-vous venu en Amérique pour vous établir, ou simplement pour y voyager et retourner ensuite en France ?

— Pour m’établir, monsieur, et peut-être, plus tard, aller finir mes jours en France. Or, on m’avait plus spécialement indiqué New-York. Mais du moment qu’on me dit qu’au Canada on se retrouve en France, je suis bien tenté d’y aller chercher fortune.

— Le Canada est un pays d’avenir et, quoique jeune, la prospérité y est étonnante. Mais je ne vous conseillerais pas d’y aller en ce moment.

— Non ? Pourquoi ?

— Parce que le pays traverse une crise politique très aiguë dont on ne peut prévoir l’issue. De tous côtés mes compatriotes se soulèvent et s’arment pour la défense de droits politiques, civils et religieux dont ils ont perdu à peu près l’exercice.

— Ah ! ah ! fit Hindelang vivement intéressé.

— Alors se voyant peu à peu dépouillée des libertés que la France lui avait laissées, notre race, maintenant dominée et maltraitée par la race anglaise, se rebelle.

— Elle se rebelle ! fit en écho le jeune français.

— Mais comprenez-moi : elle n’en veut pas directement au pouvoir établi ; elle exige seulement le privilège d’administrer ses deniers, un contrôle dans l’étude et l’application de la justice, et un pied au moins égal à celui de l’autre race dans tous les domaines publiques. Vous me comprenez ?

— Si je vous comprends, monsieur. Pardieu ! c’est clair : vous vous trouvez sous la domination d’un étranger qui vous écrase, et cette domination, vous décidez de l’écarter, par la force des armes, s’il faut ! N’est-ce pas ?

— Parfaitement. Nous avons déjà pris les armes, nous les reprendrons et nous lutterons.

— Je vous approuve, monsieur.

— Cela vous en dit assez, fit M. Rochon avec un sourire, pour vous faire entendre que je suis moi-même un rebelle…

— Je l’avais deviné, monsieur.

— Pour sauver ma tête, afin de pouvoir la redresser plus haut un jour encore, je me suis réfugié ici.

Le jeune français considéra un moment cet homme avec admiration ; puis il dit la voix tremblante d’émotion :

— Monsieur le Canadien, racontez-moi l’histoire de votre pays, parce que vous avez excité ardemment ma curiosité et mon désir de savoir.

Monsieur Rochon consentit de bonne grâce. Durant une demi-heure il instruisit Hindelang sur les événements principaux de l’Histoire du Canada, et lui parla plus particulièrement de ses luttes libertaires.

— Vous comprenez encore, conclut-il, comment il est arrivé que les Canadiens n’aient pu subir plus longtemps le joug saxon, et comment ils sont déterminés à revendiquer plus que jamais et à conquérir coûte que coûte leur indépendance politique et économique.