Page:Féron - Le patriote, 1926.djvu/23

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éprouvait des regrets brûlants ! Pourquoi était-il parti ? Il avait pu de sa jeune main arrêter le bonheur dans sa course échevelée ; pourquoi l’avait-il relâché de suite ? Suivait-il un destin inexorable ? Ce bonheur, goûté encore que du bord des lèvres, reviendrait-il à lui pour qu’il y pût tremper toute sa bouche ? Allait-il revoir cette fiancée que le ciel, lui semblait-il, avait placée sur sa route ? Reviendrait-il dans ce loyer canadien où vivait, toute chaude et toute vibrante, l’âme de la France ?

Ah ! vers quels hasards il marchait maintenant à grandes enjambées ! Vers quels abîmes inconnus et insondables ses pas inexpérimentés ne l’entraînaient-ils pas ? Mais s’il s’arrêtait à mi-chemin encore qu’il était ! S’il revenait sur ses pas ! Là-bas deux bras follement tendus le recevraient ! Oui, mais…

Comme si ces pensées l’eussent tout à coup tiré d’un rêve, Hindelang tressaillit et frissonna. Il eut honte. Il frappa son front barré d’un pli amer et dur, et, sans le savoir, sans entendre sa propre voix, il murmura avec une énergie sauvage :

— Allons ! pas de regrets ! pas de défaillances ! pas de peur ! Le devoir est là, devant moi et non derrière !

Et comme si un sombre pressentiment l’eût assailli et lui eût découvert, par une déchirure du voile de l’avenir, un point marqué, fatal, où il allait aboutir pour toujours, il prononça avec un accent dans lequel tremblaient tout son amour et toute son âme :

— Adieu, Élisabeth… souviens-toi d’Hindelang !

Alors, sa pensée comme vigoureusement fouettée, bondit en avant, se rua vers l’avenir, vers le pays nouveau où l’emportait l’American-Gentleman.

Le Canada !…

Ah ! pourquoi l’appelle-t-on ainsi ?

Champlain n’avait-il pas fondé quelque part en cette Amérique une Nouvelle-France ?

Oui… c’était ce Canada, c’était ce pays immense et vierge dont les terres luxueuses couraient de la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique ! Hélas ! un jour l’étranger envahisseur avait mis sa main avide sur un des plus beaux morceaux de ces terres, il avait dressé dessus son château-fort. Et la Nouvelle-France s’était vue rétrécie, plus petite, plus accessible, mais encore très grande par l’étendue de son territoire ! Ah ! oui, comme Hindelang se rappelait merveilleusement bien la leçon d’histoire de M. Duvernay et de M. Rochon ! Ah ! oui, ce Canada qui, de loin, lui semblait si mystérieux, c’était cette Nouvelle-France dont l’épopée sanglante, douloureuse, sublime, l’avait tant ému ! Et il allait la voir enfin, fouler de son pied français ce sol si souvent rougi du meilleur sang des héros de la France !

Avec ces pensées, les descriptions géographiques faites par M. Duvernay, et les cartes aux couleurs brillantes et variées qui lui avaient montré des fleuves infinis bordés de vallées riantes et de collines fleuries, des rivières aux eaux vives et fredonnantes glissant entre des ramures pleines de soleil et de chants, de lacs immenses aux ondes tranquilles et miroitantes ou rugissantes comme les vagues des océans, de forêts sombres et mystérieuses d’un attrait étrange, de monts bleus et pittoresques, il croyait respirer déjà l’atmosphère de cette Nouvelle-France ! Une France nouvelle !… n’était-ce pas prodigieux ? Cela lui semblait du rêve !

Et puis la langue qu’il allait entendre là !… Quelle pensée heureuse ! Quelle joie ! La langue qui résonnait là, c’était cette langue maternelle qu’il apportait avec lui, et dont il avait craint un moment de ne plus entendre le verbe si cher ! Et il lui semblait qu’il en saisissait déjà les purs échos, qu’il en savourait tous les accents, et qu’il la retrouvait — oui, c’était inimaginable ! — tout aussi belle, tout aussi vive que là-bas, dans cette France qu’il avait quittée avec tant de regrets ! Mais ne la revoyait-il pas cette France comme tout à coup transplantée sous ses pas ? Mais oui, c’était bien là une France nouvelle, ignorée, il est vrai, du reste des humains, ignorée même de la vraie France, de cette France dont la semence avait germé, poussé avec une vigueur et une fécondité inouïes !

Ah !… cette terre conquise jadis par des fils de France, envahie et occupée par un étranger qui la souillait, demandait à être reconquise par des fils de la France ? Eh bien ! il voguait vers elle, lui, enfant de cette même France ! Il accourait avec une ardeur sans cesse grandissante, avec une impatience fébrile, avec la hâte incessante de se jeter dans la belle aventure, de se ruer dans la mêlée glorieuse, et, de la France des grands rois lancer haut et fièrement le cri de gloire : MONTJOIE SAINT-DENIS ! et de rejeter hors de ce domaine sacré le soudard qui le profanait en le piétinant !

Voilà ce qu’étaient les pensées de Charles Hindelang, pensées qui n’étaient que l’ex-