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pression vraie de sa nature enthousiaste et généreuse.

Mais voilà aussi qu’il frémit tout à coup, et son visage, épanoui et radieux l’instant d’avant, s’assombrit avec une expression d’effroi. Ses yeux qui, jusqu’à ce moment, s’étaient égarés dans les ombres du rêve, venaient de se fixer d’eux-mêmes sur un coin du ciel, là où des nuages grisâtres masquaient la lune. Ces nuages, comme joyeux d’avoir rejoint la figure pâle qui les avait nargués, flottaient maintenant avec une mollesse béate et décrivaient un cercle parfait et d’une blancheur ouateuse. Et c’est sur ce cercle singulier que les regards surpris d’Hindelang s’étaient fixés, et, là, une vision s’était dessinée… une vision terrible, folle !

Et cette vision demeurait.

Il y attachait ses regards éperdus.

Deux fois il ferma brusquement les yeux, deux fois il releva ses paupières tremblantes, et la même vision s’amplifiait toujours et implacable.

Une troisième fois il ferma ses yeux hagards, presque épouvantés. Sa voix frémissante murmura ces paroles :

— Que vois-je, mon Dieu, que vois-je !

Il regarda encore, comme si une puissance surhumaine l’eût contraint. Mais il ne vit plus que des nuages s’agitant avec des formes bizarres.

Mais une voix connue parla soudain derrière lui.

— Que se passe-t-il donc, mon ami ? interrogea cette voix.

Hindelang sursauta, fit un brusque tour et aperçut la bonne figure de M. Rochon.

Alors il rentra dans les réalités humaines comme au sortir d’un songe. Il sourit et dit :

— Ah ! c’est vous, monsieur ? Je vous pensais plongé dans le meilleur sommeil.

— Je dormais en effet. Mais m’étant éveillé tout à l’heure et ne vous apercevant pas dans votre hamac, je fus pris d’inquiétude à votre sujet et suis monté pour m’enquérir. Aussi suis-je rassuré en vous retrouvant tel que je vous ai laissé. Seulement, je vous ai surpris tenant votre tête à deux mains, êtes-vous malade, mon ami ?

Hindelang se mit à rire doucement.

— Non, monsieur, je ne suis pas malade. Jamais je ne me suis mieux porté de ma vie. Mais tout à l’heure je m’étais pris à rêvasser aux choses du passé, à l’avenir, à mille fantaisies de l’imagination. Le plus souvent ma pensée se retirait dans cette maison si hospitalière que nous avons quittée deux semaines passées.

— Vous voulez parler de M. Duvernay ?

— Oui, et de sa douce compagne et de cette exquise jeune fille…

— Mademoiselle Élisabeth ?

— Vous la nommez vous-même, monsieur. Or, vous savez par ce que je vous en ai confié combien cette jeune personne m’est chère ? Je venais donc de revivre près d’elle des heures inoubliables, quand soudain… tenez ! là dans cette partie du firmament, voyez-vous ce cercle que…

Il se tut, étonné, cherchant des yeux la vision sinistre.

— De quel cercle voulez-vous parler ? dit M. Rochon également surpris. Je n’en vois aucun.

Hindelang ramena ses regards sur son interlocuteur et se mit à sourire.

— Il a disparu, dit-il seulement.

— Mais ce cercle, qu’avait-il de singulier ?

— Monsieur, c’était un rêve ; je comprends maintenant.

— Mais c’était un rêve affreux, puisque je vous vois tout blême ?

— Oui, j’ai vu quelque chose qui m’a causé un émoi que je ne pourrais vous décrire.

— Qu’avez-vous vu ? interrogea M. Rochon dont la curiosité se trouva vivement éveillée.

— Pour vous en donner la meilleure explication, il me faut vous faire part d’un souvenir que j’ai rapporté de Londres. Écoutez, vous allez voir. Je passais sur une place publique où le hasard seul m’avait conduit. Je flânais doucement. J’aperçus une foule, pleine de rumeurs et d’oscillations, se tasser, se presser sur la place autour des murailles d’un sombre bâtiment. Ce bâtiment me parut une prison. Je m’informai. C’était bien une prison dont on me dit le nom et que j’ai oublié. N’importe ! je me mêlai à la foule, désireux de voir le spectacle qu’on semblait attendre. Une femme du peuple, devinant que j’étais étranger et croyant que je ne voyais pas ce que ses yeux regardaient avec une sorte d’horreur, m’indiqua de l’index une machine qui s’élevait plus loin et dominait cette tourbe grouillante. C’était une potence, monsieur, une potence rouge comme une guillotine. Quelques minutes s’écoulèrent, et toute cette masse de peuple se fit soudain silencieuse. Un homme grimpa des degrés qui aboutissaient à une plateforme, et cet homme se mit à examiner une corde qui pendait du sommet de la machine. Un souffle passa sur