Page:Féron - Le patriote, 1926.djvu/43

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cinquante soldats avec environ cent cinquante qu’il avait. Mais que faisaient Nelson et Hébert avec leurs bandes ? Hindelang voyait confusément qu’on se battait plus loin, mais il ne pouvait voir qui avait l’avantage. Il voyait aussi des maisons, des constructions quelconques que l’incendie dévorait, et il apercevait des nuages de fumée monter, puis descendre, puis planer comme un voile gris sur les êtres et les choses et les obscurcir.

Mais il était trop tard pour demander du renfort. Devant lui et ses Canadiens l’ennemi s’était reformé, plus fort, puissant. Il n’y avait plus d’hésitation possible, et Hindelang entraîna cette fois sa bande. Une fusillade presque à bout portant arrêta les Patriotes ; plusieurs tombèrent encore. Les Anglais chargèrent. Il y eut de la confusion dans les rangs canadiens. Hindelang les reforma aussitôt et un second choc se produisit. Cette fois les Canadiens n’arrêtèrent pas. Ce fut une ruée en masse, il y eut une trouée dans la masse ennemie, terrible, effrayante. Les haches, les fourches, les faulx travaillaient avec une fureur et une adresse surprenante. Ces armes, brillantes l’instant d’avant, étaient maintenant toutes rouges. Elles s’élevaient, descendaient, fauchaient, abattaient.

Et Hindelang, en avant, se battant comme un lion, ouvrant le chemin, criait de sa voix ardente :

— Pas de quartier, Canadiens !

Dans la masse ennemie il semblait y avoir du désordre. Cette masse se divisait, oscillait, reculait vers l’église. Les Patriotes marchaient sur des cadavres, le sang giclait, les armes se brisaient, des cris de détresse retentissaient, des jurons se mêlaient aux détonations des fusils, des commandements, des appels, des rugissements se confondaient aux autres bruits du combat qui devenait une bataille corps à corps, un massacre.

Mais si les Anglais reculaient vers l’église, c’était par stratégie. Car ils ne reculaient pas tous. Les Patriotes, trop occupés à attaquer ou à se défendre, ne voyaient pas contre leurs flancs des groupes de soldats rouges se reformer. Quant à Hindelang, il avait un objectif qui ne lui permettait pas de voir ni à côté, ni en arrière : il avait là, devant lui, l’église ! Car l’église, c’était une forteresse, et si les Anglais y rentraient, il n’y aurait plus moyen de les en déloger. Or, il avait résolu de s’en rendre maître. Il n’en était pas loin, et devant le temple dont il apercevait la porte toute béante, il ne voyait que quelques volontaires du gouvernement éperdus, ne sachant où donner la tête. Pour arriver jusque là il n’y avait que deux cents soldats au plus qui, en rangs serrés, retraitaient lentement, déchargeaient leurs fusils sur les Patriotes, rechargeaient et reculaient encore. Hindelang n’avait plus que cinquante hommes pour leur faire face, ses autres Canadiens étaient aux prises avec les ennemis qui venaient de les envelopper. De sorte que le jeune français vit sa dernière chance de victoire droit devant lui.

Alors aux cinquante hommes qui le suivaient, il cria :

— À l’église, mes amis !

Cette ruée fut plus terrible que la première : les Patriotes enfoncèrent dans la masse ennemie jusqu’au centre, où l’on se prit homme à homme, c’est-à-dire où trois hommes en attendaient un ! Oui, trois contre un ! Mais c’est égal ! les Patriotes gagnaient du terrain, et encore un effort ils atteindraient l’église !

Mais pouvaient-ils donner cet effort après tous les efforts, les prodiges de valeur d’endurance qu’ils avaient accomplis jusqu’à ce moment, et sans répit, sans relâche ? Ah ! si seulement Nelson eût envoyé quelques hommes à la rescousse ! Hindelang l’eût appelé à son aide, s’il eût pu l’apercevoir ! Mais Nelson n’était pas en vue… Nelson à cette heure décisive n’était plus à Odelltown… il n’était plus sur le champ de bataille ! Où était-il ?… L’historien le demande peut-être encore après bientôt un siècle d’écoulé !

Hindelang se voyait donc seul, avec quelques hommes exténués ayant à lutter contre dix, vingt ennemis à la fois.

— À l’église ! cria-t-il encore.

Il fonça tête baissée sur l’ennemi… La mêlée fut horrible ! Dix fois Hindelang voulut franchir les quelques rangs ennemis qui lui barraient le chemin de l’église, dix fois il fut assailli de tous côtés, repoussé.

Haletant, farouche, il jeta un regard étincelant autour de lui. Dix braves au plus se battaient à ses côtés, ils se battaient comme des bêtes féroces prises dans un cercle de feu et de fer. Car les Patriotes qui demeuraient autour d’Hindelang étaient maintenant complètement enveloppés par les soldats anglais, ils allaient être massacrés. Hindelang vit cela, et il vit encore au loin les bandes patriotes qui abandonnaient le village à la hâte, à la course. Hindelang comprit avec un affreux serrement de cœur que tout était fini, perdu. Il comprit encore qu’il n’avait plus qu’à mourir.