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— Qu’ils se souviennent qu’en 1837 un homme a fait pâlir d’effroi le général Colborne ! C’était Jean-Olivier Chénier !

— Qu’ils se rappellent encore ce jeune homme de France qui, sans arme, avec dix braves de cette race sans vigueur, de cette race déchue, a tenu dans sa main, durant une heure, la destinée du grand Dominion canadien ! C’était Charles Hindelang !

Et lui, pauvre enfant de France, morfondu, dégoûté, triste — triste à mourir — s’en allait par les bois vers la frontière américaine.

Quelle désillusion !

Il pensait à celle pour qui il avait rêvé une conquête merveilleuse : la liberté du Canada !

Comment allait-il se présenter devant Élisabeth ?

Avec quelle physionomie allait-il paraître devant M. Duvernay ?

Vers les six heures du soir, avec ses six Canadiens qui le suivaient comme on suivrait un grand héros malheureux, Hindelang s’arrêta au bord d’un petit lac. Il avait soif.

On fit un trou dans la glace. On but.

Hindelang but longtemps… il but trop. Voulant après un moment de repos se remettre en route, il ne put se tenir sur ses jambes. Il s’écrasa avec un gémissement sur le sol froid et dur.

On n’avait rien à manger.

L’un d’eux alla en reconnaissance avec l’espoir de découvrir une habitation où il pourrait obtenir quelques aliments. Cet homme ne revint pas, et l’on pensa qu’il s’était égaré.

Mais Hindelang et les cinq compagnons qui lui restaient n’étaient-ils pas égarés eux-mêmes ? Hélas ! oui. Ils voulaient atteindre la frontière et ne savaient pas s’ils avaient marché au sud, au nord, à l’est ou à l’ouest. Tout le temps ils étaient allés à l’aventure.

Ils décidèrent de rester là jusqu’au lendemain, comptant sur le soleil pour leur fournir l’indication dont ils avaient besoin pour se guider.

Le lendemain, il n’y eut pas de soleil. Le temps était nuageux et fort sombre, avec une bise froide qui soufflait du nord-ouest. Ce n’était guère encourageant.

Tout de même on se mit en chemin, le ventre vide, la tête lourde, les jambes brisées.

Ce ne fut pas long : on venait de tomber sur une route quelconque qui allait rendre la marche au moins plus facile, mais Hindelang s’arrêta net en indiquant de la main, à quelque distance de là, une troupe à cheval qui venait.

Parmi ces hommes on distinguait quelques casaques rouges.

— Ce sont des Anglais dit l’un des Patriotes.

— Sauvons-nous, si nous ne voulons pas tomber dans leurs mains, proposa un autre.

— Mes amis, dit Hindelang, très calme et en s’asseyant sur un tronc d’arbre renversé sur le bord de cette route, reprenez ces bois, je vous le conseille ; moi, je reste ici.

Ses compagnons voulurent l’emmener.

— Non, c’est inutile, mes braves amis, je ne pourrais d’ailleurs aller bien loin, et je serais un embarras pour vous. Voyez-vous, je suis blessé… Oui, oui, je ne vous l’ai pas dit, mais c’est la vérité. Voyez ces déchirures dans mon vêtement ! Oui, je suis blessé aux bras, aux cuisses, au ventre, et j’en mourrai peut-être. Non… laissez-moi. Je suis à bout. Je ne saurais faire un autre kilomètre.

Il se tut et prit sa tête entre ses deux mains, les coudes posés sur les genoux.

La troupe approchait, mais nos amis ne pouvaient être aperçus encore dissimulés qu’ils étaient dans des taillis. Après quelques propos échangés entre les cinq compagnons d’Hindelang, deux d’entre eux, qui étaient des pères de famille, se décidèrent à reprendre les bois et à tenter de regagner leur foyer. Les trois autres, jeunes et célibataires, demeurèrent avec leur jeune chef. Hindelang voulut les éloigner, ils refusèrent.

— Si l’on nous arrête, dirent-ils, comme des rebelles, notre affaire est claire comme le jour, voilà tout !

Hindelang sourit et pensa : ils seront braves jusqu’à la mort !

La troupe parut. En voyant ces quatre hommes tranquillement assis sur le bord du chemin, dont trois d’entre eux fumaient la pipe avec une satisfaction évidente, le chef de la troupe arrêta ses hommes et se mit à considérer, l’œil en dessous, ces quatre individus. Mais ces individus, sans arme aucune, avaient l’air si inoffensif que le chef ordonna à son escorte de poursuivre la route. Il allait passer outre, sans s’imaginer le moins du monde qu’il avait là sous les yeux des rebelles, de ceux qui avaient été des plus redoutables, lorsqu’un membre de l’escorte s’écria, après avoir dévisagé le jeune français :

— Jour de Dieu ! ne dirait-on pas que voilà le lieutenant de Nelson ?

Ces paroles avaient été dites en langue