Page:Féron - Le patriote, 1926.djvu/52

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lang, je suis content pour vous, frères canadiens. Certes, la déportation, l’emprisonnement à vie, l’exil sont encore châtiments terribles, mais c’est toujours la vie, c’est-à-dire l’espoir !

— Voilà justement, mon ami, dit le chevalier de Lorimier, ce qu’il importe de sauvegarder à nos compagnons : cette vie et cet espoir ! Il nous faut éviter de prononcer ici des paroles qui pourraient être entendues de nos geôliers, gardes, tourne-clefs, que sais-je ? et qui pourraient compromettre l’existence de nos compagnons.

— Oui, oui, je vous comprends bien, répliqua vivement Hindelang, et je vous promets de veiller sur mes écarts de langage. Ainsi donc, monsieur, ajouta-t-il avec une sorte de dignité qui impressionna les autres, nous ne sommes que deux qui devons partir pour toujours. C’est bien, nous partirons donc, mais nous partirons comme des hommes !

— Sans peur et sans reproche ! compléta le chevalier. Mais ne savez-vous pas que trois autres condamnés attendent comme nous en cette prison leur exécution ?

— Non, je ne savais pas. Ainsi donc nous serons cinq ?

— Parfaitement.

— Et ces condamnés sont-ils de nos connaissances ?

— Ils étaient à Odelltown.

— À Odelltown ? Mais alors, monsieur, nommez-les vite, fit avec une forte émotion Hindelang.

— Narbonne, Nicolas et Amable Daunais.

— Narbonne… murmura Hindelang en frémissant… le colonel Narbonne qui fut sous mes ordres ?

— Oui.

— Ah ! si je le connais… ce fut l’un de mes bons amis ! Quel brave compagnon ! Dans la déroute je l’ai perdu de vue.

— Triste fin, n’est-ce pas, pour des braves ? dit amèrement le chevalier.

— Hélas ! soupira Hindelang dont le visage venait de s’assombrir. Et ce pauvre Nicolas avec son unique bras ! Et Daunais… Non, je n’en reviens pas !

— Vous êtes généreux, mon ami, de plaindre le sort de ces bons patriotes, sourit le chevalier, trop généreux lorsque votre propre sort n’est pas mieux fixé.

— C’est vrai, se mit à rire doucement Hindelang, je finis par oublier que j’existe ou que mon existence n’est pas un rêve.

Et ce tournant vers les autres prisonniers qui demeuraient silencieux et mornes, il ajouta avec un sourire sarcastique :

— N’est-ce pas que l’existence d’un homme subit de drôles courants ? J’étais venu en Amérique pour me conquérir un peu d’honorable aisance, et à peine ai-je fait trois pas sur cette terre merveilleuse que je me vois hisser sur une potence… et sur une potence anglaise encore !

— C’est cruel ! soupira un prisonnier.

— Mais non, se récria Hindelang en riant aux éclats, c’est ironique et c’est comique.

Et il continuait de rire, cependant que les autres demeuraient muets et graves. C’est que ceux-là devinaient que le rire du jeune homme n’était que sur ses lèvres, et qu’au fond de son être s’élargissait une plaie effroyable.

De Lorimier attira le jeune français à l’écart, disant :

— Venez donc, mon cher ami, me parler un peu de nos amis communs, de Duvernay, de madame Duvernay, de leur charmante nièce…

Hindelang serra violemment le bras du chevalier, et celui-ci le regarda avec surprise. Hindelang ne riait plus et tous les traits de son visage paraissaient douloureusement crispés.

— Monsieur le chevalier, prononça-t-il d’une voix altérée, je vous conjure de ne jamais prononcer un nom que je ne veux plus entendre !

— Le nom de…

Le chevalier s’interrompit, un peu confus, incapable de deviner la pensée de son compagnon. Mais il crut comprendre qu’il y avait là un secret qu’il ne lui était pas permis de sonder.

— Oui, monsieur, répliqua Hindelang d’une voix basse et agitée. C’est le nom d’une enfant pure et sainte, et prononcer ce nom en ces lieux ou expie le crime et où le crime combine, en ces lieux de damnés, en cet antre où rampe la lèpre, entre ces murailles où le vice a respiré et exhalé ses poisons, ce serait, monsieur, un sacrilège comme il ne s’en peut commettre.

De Lormier comprit… il comprit que le jeune français avait une âme excessivement torturée par un souvenir ; il devina qu’un amour ardent — parce que son propre cœur à lui subissait la même torture — oui, il vit qu’un amour violent brûlait en