Page:Féron - Le patriote, 1926.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Vous serez servi à souhait : on nous a assurés que notre ration ce matin serait de premier choix.

— Précisez, s’il vous plaît !

— Vous et moi, ainsi que nos deux camarades, recevrons des confitures.

— Des confitures ! s’écria Hindelang avec une stupeur comique. Mais c’est extravagant !

— C’est aussi une délicatesse !

— Je dis que c’est inouï, répliqua Hindelang. Quoi ! ces bons Anglais vont-ils nous gâter ainsi juste au moment de notre grand départ ?

— Mon ami, reprit ironiquement le chevalier, vous leur garderez bien, je pense, une reconnaissance…

— Éternelle… éclata de rire Hindelang. C’est entendu. Seulement, à l’heure présente, tant de bienveillance me renverse !

— Et vous réconcilie, je gage ! fit encore narquoisement le chevalier qui ne voulait pas demeurer en reste d’humour avec son compagnon de voyage.

— Ah ! ça, non, par exemple ! cria avec véhémence Hindelang. Non jamais ! Ah ! si avec leurs confitures ils pensent…

Un « chut » volant comme un souffle de cellule en cellule l’interrompit.

À la minute même une clef grinçait, la grille de fer tournait lourdement, et le geôlier, accompagnant un cuisinier, paraissait.

Le chevalier avait dit vrai : Hindelang et son compagnon, Lévesque, reçurent des rôties de pain au beurre, des confitures et du café… ah ! du café duquel s’échappait une exquise senteur de rhum.

Les narines d’Hindelang frémirent et il prononça ces paroles sarcastiques :

— Superbe ! de l’eau de rose !…

Le geôlier et le cuisinier s’en étaient allés.

Une voix, à l’autre extrémité du corridor, dit avec emphase :

— Moi, ce soir, je vous promets mieux que ça !

— Non… pas possible ! fit Hindelang qui faisait déjà claquer sa langue après la première lampée de café.

— Vous verrez, vous dis-je !

— Quoi encore ? demanda le jeune homme, curieux.

— De l’eau-de-vie !

— De l’eau-de-vie… à l’heure de la mort ! ricana-t-il. Superbissime !

Des rires contenus se confondirent dans le bruit des cuillers de plomb heurtant les gamelles de fer-blanc.


V

LES ADIEUX DES CONDAMNÉS.


Pour manifester toute l’amitié et l’admiration qu’ils avaient pour leurs deux compagnons d’infortune, les prisonniers avaient décidé et obtenu du directeur de la prison la permission de faire une petite fête au chevalier de Lorimier et à Charles Hindelang. Cette fête avait été fixée pour trois heures de relevée, heure à laquelle Mme de Lorimier, l’épouse du chevalier, accompagnée de quelques parents et amis, devait venir rendre la dernière visite à son mari.

Qu’on s’imagine l’aspect ordinaire qu’offre une salle de prison : des murs nus lavés à la chaux, une table de bois blanc, des bancs, des escabeaux, le tout éclairé par un jour douteux qui arrive par des fenêtres étroites garnies de barreaux de fer. Puis là, vis-à-vis, cette haute grille d’acier, solidement cadenassée, qui ferme un long corridor sombre et froid, le long duquel s’aligne une suite de cellules avec leurs portes de fer. Qu’on se représente surtout l’atmosphère qu’on respire dans ce lieu, cette atmosphère particulière aux prisons qui pèse sur le cerveau comme un granit énorme, fige le sang, pénètre jusqu’aux moelles, crispe le cœur, laisse dans l’être humain qui entre là une sensation de dégoût et d’horreur.

Eh bien ! en ce jour, du 14 février 1839 la salle commune de nos prisonniers présentait un aspect tout autre, elle avait quasi l’air d’une salle de banquet. Une table chargée de mets excellents apparaissait. Dessus des gerbes de fleurs émergeaient, et leur parfum atténuait la senteur de sépulcre que semblaient exhaler ces murailles de pierre. Deux superbes gâteaux à plusieurs étages dominaient, et, à leur sommet, flottaient les trois couleurs de la France. Quelques carafes d’un vin rouge rutilaient et réjouissaient la vue. Le plafond et les murs disparaissaient en partie sous des banderoles aux vives couleurs ; mais nulle part on ne pouvait rassembler les couleurs britanniques. Et cependant cette salle, toute gaie et toute riante qu’elle fut, semblait conserver sous son déguisement multi-