faire reconnaître et lui expliquer les motifs de sa sortie nocturne. Le commandant sourit avec bienveillance, et, comme il se rendait en la basse-ville, il invita Vaucourt et Flambard à se joindre à son détachement dont les flambeaux éclairaient la marche. Les deux amis acceptèrent l’invitation, et la troupe reprit sa marche dans la direction de la Porte du Palais où avait été aposté un corps de garde important.
À la satisfaction du commandant la place paraissait, cette nuit-là, tout à fait inhabitée. Et pourtant, en dépit des édits rigoureux, on pouvait, de temps à autre percevoir à la lueur rougeâtre des flambeaux des ombres furtives qui, reconnaissant le guet, hâtaient de s’enfouir dans l’obscurité voisine. Car la plus grande noirceur enveloppait toute la ville, à part çà et là en quelques points plus obscurs et véritables casse-cou où l’on permettait l’allumage de réverbères ; mais ces réverbères, engouffrés qu’ils étaient en des amas de baraques et en des ruelles étroites et tortueuses, ne pouvaient être aperçus de la flotte anglaise ou de rôdeurs ennemis.
Chemin faisant M. de Ramezay disait à Jean Vaucourt pour exprimer sa satisfaction :
— La ville est tranquille, capitaine, et je penche à croire que messieurs les Anglais ont la certitude que ces murs ont été tout à fait désertés. Tant mieux, ils ne seront pas tentés d’ouvrir contre nous des feux meurtriers et dévastateurs.
— Ils s’en garderont bien, répondit le capitaine ; malgré la multitude de leurs navires, ajouta-t-il, et tout bien chargés que peuvent être ces navires, les Anglais n’ont certes pas, ou je me trompe fort, de munitions et de projectiles à gaspiller. La ville en cette nuit, comme vous le pensez, monsieur, semble un rocher désert.
— Je n’ai nullement à me plaindre de la haute-ville, répliqua M. de Ramezay ; ici les règlements sont respectés. Mais je me suis laissé dire qu’en la basse-ville il se trouve certains cabarets et tavernes qui ont l’air de faire fi de nos édits. Entre autres, me dit-on, cette taverne de la mère Rodioux où se rassemblent tous les rapaces de la mendicité et de la gueuserie, et auxquels se mêlent, ajoute-t-on, des soldats de ma garnison. Aussi, vais-je, ce soir, mettre un frein à ces « je-m’en-fichards ». Par Notre-Dame ! j’entends que nous soyons obéis !
Jean Vaucourt sourit et répliqua, un peu narquois :
— N’allez pas oublier, monsieur le commandant, que la mère Rodioux est une favorite de Monsieur Bigot !
— Au diable Monsieur Bigot ! repartit rudement M. de Ramezay qui, comme chef suprême de la ville à cette heure menaçante, n’entendait recevoir d’ordres de personne, hormis peut-être de M. de Vaudreuil. Il n’entendait pas non plus faire de faveurs aux protégés de tel ou tel personnage.
— Au reste, ajouta-t-il goguenard, Monsieur Bigot tient tellement à sa peau et à ses coffres, qu’il n’aurait nulle envie de venir en une ville assiégée, ou pour y dicter des ordres ou pour voir à la sécurité de ses protégés ou favoris.
Que ces paroles du soldat et du chef échappées dans un moment d’humeur ne nous trompent pas ; car M. de Ramezay — et ses paroles étaient peut-être l’expression de sa rancœur — avait lui-même et à contre-cœur subi l’influence néfaste de l’intendant-royal. Non, disons-le pour sauvegarder toute la vérité de l’Histoire, M. de Ramezay, brave gentilhomme, courageux soldat et excellent serviteur de la royauté, n’avait pu échapper à cette influence terrible de Bigot, de même qu’il allait la subir encore, lorsque viendrait le moment décisif ou de garder encore la ville contre les Anglais ou de la rendre !
Ajoutons pour l’amour de la vérité, disons-le franchement et sans la moindre pensée de diminuer la gloire des héros français, qui allaient accomplir tant de prodiges pour défendre contre la conquête étrangère cette terre précieuse de la Nouvelle-France, oui, disons-le, Bigot était devenu un maître !… Maître des chefs qui dirigeaient ! Maître des soldats qui allaient engager des mêlées sanglantes avec l’ennemi ! Maître du peuple qu’il fascinait et qui le redoutait ! Maître du pays entier qui, sans le vouloir, ployait comme sous le geste arbitraire du dompteur ! Maître ?… Oui… et tel il allait demeurer jusqu’à la consommation du dernier sacrifice de la Nouvelle-France, jusqu’à la dernière gorgée de larmes d’un petit peuple vaillant et malheureux, jusqu’à la dernière saignée des héros français et canadiens qui allaient rivaliser d’efforts surhumains et de luttes immortelles ! Bigot, par l’administration crapuleuse des finances de la colonie, par main basse qu’il fit sur les revenus du commerce intérieur et extérieur du pays, par la formation d’un budget colonial qui était devenu une ruine, par l’accaparement de tous les pouvoirs, accrédité et soutenu qu’il était par une bande occulte de courtisans de la Cour de Versailles qui, sur les profits énormes, formidables, réalisés par Bigot dans la transaction des affaires et dans l’exploitation d’un commerce outrancier et malhonnête, touchaient de forts beaux bénéfices sans compter nombre de primes rondelettes, oui Bigot avait découragé finalement le peuple français et le trésor royal. Le roi qui, malheureusement, ne donnait qu’un rare et insignifiant coup d’œil aux choses des colonies, s’aperçut enfin que cette terre lointaine de la Nouvelle-France devenait un abîme en lequel s’engouffraient d’années en année, de mois en mois, des sommes d’argent formidables qu’il considérait comme entièrement perdues pour la France et son peuple. Il y voyait périr de braves soldats inutilement, soldats dont il avait un si pressant besoin lui-même pour faire face aux armées ennemies qui, à tout instant, menaçaient ou pouvaient menacer les frontières de la France ! Louis XV était à ce point découragé par les difficultés budgétaires de la Nouvelle-France, qu’il ne voyait plus jour de combler les déficits, de rétablir un équilibre et de tendre encore et sans cesse sa main secourable. Oui, à ce point découragé et rebuté que, si, à présent, on lui venait demander secours, il se rebellait, s’indignait, quand