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LE SIÈGE DE QUÉBEC

— Cette voix, on l’aurait pu reconnaître pour celle de ce digne grenadier du roi, « le Chevalier de Pertuluis ».

— Biche-de-bois ! rétorquait la voix aigre de Regaudin, est-ce ma faute, Pertuluis ? M’a-t-on appris à faire ce métier de nourrice ? Hé ! puisque tu penses t’entendre mieux que moi à la marmaille, que ne lui fais-tu manger sa bouillie et que ne l’endors-tu, tandis que je tripote cette sacrée pâte ?

— Je vois bien que tu tripotes cette sacrée pâte, se mit à rire plus fort Pertuluis, puisque je t’aperçois tout encuirassé de farine à faire croire que tu es un bonhomme de neige. Ventre-de-roi ! a-t-on jamais vu s’enfariner de la sorte rien que pour cuire quelques mauvais galetons qui vous mettront le ventre à l’envers ?

— Hé ! biche-de-bois ! si ma pétrissure ne fait pas ton affaire, que ne la fais-tu toi-même ?

— Allons, va, Regaudin, continue de fariner et de farfouiller, reprit Pertuluis sur un ton de raccommodement ; faut pas que tu te gendarmes pour si peu. Tu sais bien que j’aime à rire un peu, que diable !

Regaudin avait, en effet, un air tout à fait colère. Il enfonçait à tour de force ses poings dans la pâte qui pétait et claquait, et chaque fois un nuage de farine montait à sa face ruisselante de sueur.

Apaisé par les paroles de son compère, il reprit :

— Puisque ce métier de farinage ne te plaît guère, vois donc au marmot !

— Ce n’est pourtant pas moi qui l’ai adopté, se rebella encore Pertuluis.

— Non… ricana Regaudin, mais tu partageras bien volontiers dans les bénéfices !

— Et pourquoi pas, sieur Regaudin ? fit hautement et dignement Pertuluis. N’ai-je pas fait ma part de la besogne ?

— Certes, certes… Mais avoue que tu deviens flemmard. Tu me regardes m’esquinter, et tu ne bouges pas ! Tu entends le p’tit geindre et piailler comme coq qu’on déplume tout vif, et tu restes tranquille comme un saint de pierre ! Biche-de-bois ! le feu prendrait à la caserne, que tu ne démancherais pas de là ! Vrai-de-vrai ! voilà que tu t’esquiches maintenant en toutes choses… c’est écœurant !

— Ah ! tu trouves ça écœurant, Regaudin ? Eh ben ! on va le dorloter ton gosse, et je vais te montrer, tout grenadier qu’on est, qu’on peut encore avoir la main à manœuvrer un bébé comme une grenade, ventre-de-diable !…

Pénétrons dans l’intérieur de cette cabane. Elle avait été transformée, ou mieux arrangée en cuisine, et Pertuluis et Regaudin avaient été désignés, vu qu’ils s’entendaient tous deux à la manipulation des pâtes et des pommes de terre, pour préparer la nourriture du détachement.

On y avait dressé deux foyers de pierres. L’un chauffait à belles et hautes flammes au-dessus desquelles était suspendu un immense chaudron de fer en lequel cuisaient un morceau de bœuf, du lard et des pommes de terre. L’autre ne flambait pas ; il n’y avait que des braises qui servaient à cuire les pains que Regaudin jetait dans des casseroles, après les avoir rudement tripotés et roulés.

Aux poutres qui soutenaient la toiture et qui traversaient de part en part la baraque pendaient des quartiers de bœuf, des flancs de lard fumé, des oiseaux de basse-cour et de forêt déplumés et séchés, des gigots de moutons et de chevreuils. Dans un angle de la bicoque on avait entassé quelques barils de farine et de lard salé, des caisses de poisson séché, des sacs de pommes de terre et de légumes. Dans un autre angle était une table sur laquelle s’accumulait, dans un désordre presque épique, tout un assortiment de gamelles, de gobelets, de plats, d’ustensiles variés et bizarres mêlés de poignards, de pistolets, de baguettes de fusil… bref, un bazar inouï ! Le long du mur qui faisait vis-à-vis aux deux foyers avaient été collés deux grabats mis bout à bout : c’étaient les couches des deux cuisiniers. Enfin, et c’était bien l’objet le plus étrange de cet étrange intérieur, on découvrait, pendu à l’une des poutres, une sorte de panier fait de rameaux de saules entre-croisés, et de ce panier tombait un gémissement d’enfant. Une nuée de mouches voletaient et bourdonnaient autour des quartiers de bœuf, des oiseaux séchés, des gigots et du panier accroché là pour servir de berceau. Les sanglots de l’enfant, le bourdonnement des mouches, le ronronnement de la marmite de fer, le pétillement des flammes et les flic flac de la pâte sous les coups de poing de Regaudin produisaient une musique vraiment abracadabrante.

L’enfant qui pleurait dans le panier était, comme on s’en doute bien, celui de Jean Vaucourt et d’Héloïse de Maubertin ; et au moment où nous entrons dans la bicoque, notre ancienne connaissance Pertuluis venait de se mettre à faire balancer le panier. Mais l’enfant continuait de gémir.

— Fais donc dodo, mon p’tit fifiot, reprenait Regaudin qui, bras nus et tout blanc de farine, flétrissait des pains. Écoute… écoute ton papa Regaudin ! achevait-il en jetant un pain dans une casserole.

— Voyons, dit enfin Pertuluis en se levant du grabat où il était assis, il faut voir ce qu’il a !

— S’il ne veut pas faire son dodo, dit Regaudin, c’est qu’il a encore faim, le p’tit crapaud !

— Nous allons bien voir, répondit Pertuluis, qui enleva l’enfant de son panier et le prit dans ses bras.

L’enfant cessa de suite ses gémissements pour sourire au masque balafré du grenadier.

— Ah ! ah ! mon p’tit diable, se mit à ricaner Pertuluis, tu reconnais donc le papa Pertu ? C’est bon, tu vas voir que lui s’y connaît en poupons… viens !

Il alla s’asseoir près de la table, mit l’enfant sur ses genoux et attira un pot de pierre où trempait une sorte de bouillie au lait et à la mie de pain.

— Voilà ! ajouta-t-il avec satisfaction.

Il se mit à faire manger l’enfant.

Tout en ce faisant, il disait :

— Hein ! c’est bonne, fifiot ? Çà, vois-tu, c’est de la bouillie de ton papa Pertuluis… il s’y connaît, lui ! Ce n’est pas comme ce propre-à-rien de papa Regaudin qui n’est bon qu’à gueu-