Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
LE SIÈGE DE QUÉBEC

— Eh bien ! nous verrons. Ce soir j’irai à la ville et je m’informerai du capitaine. D’ici là, rien à décider. Et en attendant, Regaudin, si on se mouillait la luette un peu.

— Oui, une goutte me remonterait le gigolo, admit Regaudin en pourléchant ses lèvres. Vraiment, il me semble que j’ai tout le sang figé dans les talons !

Pertuluis avait tiré de sous le grabat une cruche à même laquelle il but à longs traits. Il la passa ensuite à son compère qui la soupesa et dit :

— Par ma foi ! elle baisse, la gueuse. Il faudra voir à la faire remplir convenablement, si l’on ne veut pas qu’elle sèche !

— Pas chez la mère Rodioux, ventre-de-grenouille, elle me reparlerait de l’enfant, et elle serait capable, la vieille ribaude, de me larder les flancs.

— Au fait, se mit à ricaner Regaudin, elle doit bien nous en vouloir un peu, nous qui devions partager avec elle dans les profits que rapporterait le marmot.

— Parce qu’elle nous avait fourni le tuyau ?

— Tout juste. Et tu te rappelles comment elle nous reçut avant hier, nous offrant carafons sur carafons, nous faisant des façons à faire rougir notre modestie, à ce point qu’elle fit taire la rancune de la Pluchette qui ne nous pardonne pas, la maraude, de l’avoir introduite à cet excellent sieur Deschenaux que satan étripe, mange et vomisse !

Pertuluis se mit à rire. Puis il dit :

— Allons bois… et continue ensuite !

Regaudin but avidement et longuement à même la cruche d’eau-de-vie, et la repassa à son camarade qui, de nouveau, en tira quatre ou cinq fortes lampées avant de la reposer sous le grabat.

— Tu comprends, poursuivit Regaudin que la boisson rendait gai et cocasse et dont le « gigolo » semblait remonter à merveille, que la vieille guenon ne savait trop comment nous proposer ce marché…

Regaudin s’interrompit pour hoqueter.

— D’aller chercher le petit pour en tirer rançon ? compléta Pertuluis, que cette histoire paraissait amuser.

— Oui, tout juste. Et ce que ça lui a pris de temps pour nous mettre l’affaire dans l’ouïe ! N’a-t-il pas fallu, pour qu’elle se décidât à dégoiser, que nous fussions presque ivres et que nous lui jurassions sur le Christ, sa croix et ses clous…

— Et sa couronne d’épines ! ajouta sentencieusement Pertuluis.

— Tout juste, Pertuluis, et sa couronne d’ép…

Un bruit terrible fit sauter en l’air les deux bravi… Ce fut d’abord un craquement sinistre comme si la baraque s’écrasait, puis un long sifflement emplit l’air, et une fumée âcre aux senteurs de graisse brûlée se répandit par la bicoque, tant et si bien que Regaudin se mit à éternuer avec fracas.

— Par la mort du diable ! cria Pertuluis, regarde, Regaudin, la marmite est au feu !

— Au feu… fit Regaudin avec étonnement. Atchou… atch…

Il éternuait de plus belle.

— Vite ! hurla Pertuluis en se précipitant vers le foyer, la soupe bout !

— Ah ! la soupe bout… atch…

Incapable de mettre fin à son éternuement, Regaudin s’élança à son tour vers le foyer.

Réveillé en sursaut par le fracas formidable qui venait d’ébranler la cabane, l’enfant jetait des cris perçants. Puis, étouffé par la fumée épaisse qui envahissait la hutte, ses cris se changèrent en hoquets effrayants.

— Bon ! grogna Pertuluis, v’là le marmot qui étouffe à présent !

— Vite ! le marmot ! cria Regaudin.

— Vite ! le chaudron ! clama Pertuluis.

La marmite de fer gisait avec tout son contenu dans les cendres du foyer presque éteint, et par-dessus s’était écroulée la cheminée.

Pertuluis et Regaudin levèrent un œil consterné vers la toiture où apparaissait un trou énorme, béant, par lequel pénétraient des rayons de soleil.

Dans le lointain de sourds grondements continuaient de faire trembler l’espace.

— Bon ! marmonna Pertuluis, je comprends… c’est un boulet anglais qui est venu nous faire ces dégâts !

— Un boulet anglais… fit Regaudin en se remettant à éternuer… Mais où est-il ?

— Dans la marmite, faut croire !

Tandis que les deux amis demeuraient tout désemparés devant cette avarie, le détachement de grenadiers arrivait pour le repas du midi.

Les deux cuisiniers firent un saut.

— Biche-de-bois ! exclama Regaudin avec désespoir, v’là les soupards !

— Hein, les soupards !

— Par tous les marmitons de l’enfer ! jura Pertuluis, ils arrivent bien à point… la soupe est trempée !…


VII

APPRÊTS DE BATAILLE


Le soir de ce jour, un conseil militaire avait été tenu aux quartiers généraux du marquis de Montcalm qui, comme nous l’avons dit, commandait l’armée du centre dont les retranchements couvraient le village de Beauport. À ce conseil avaient assisté M. de Vaudreuil, l’intendant François Bigot — car il était de tous les conseils — et M. de Saint-Onge, commandant des milices de Trois-Rivières, Ramezay, chef de la garnison de la ville, Vauquelin, qui avait la direction des affaires navales et commandait la petite flotte française, les principaux lieutenants de Montcalm, MM. de Lévis, Bougainville, Montreuil, Sénézergues, et plusieurs autres officiers. Il fut décidé à ce conseil que les trois petites armées françaises demeureraient dans leurs retranchements d’où elles surveilleraient les mouvements de la flotte anglaise qui, comme on s’en doutait bien, allait chercher un endroit de la côte nord pour y débarquer des troupes de terre.

Le marquis de Montcalm avait émis la certitude que son camp retranché était imprenable ; et il avait assuré que les Anglais n’avaient