Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
55
LE SIÈGE DE QUÉBEC

Après la tombée des ténèbres, les deux compères se glissèrent à la sourdine hors de leur tente et prirent le chemin de la cité. Là, la vie semblait renaître peu à peu depuis que les Anglais avaient cessé d’y jeter leurs projectiles meurtriers et incendiaires. Mais quels affreux dégâts !… Nombre de citadins, qui avaient cherché refuge dans la campagne voisine, rentraient dans la ville et relevaient les murs de leurs habitations. D’autres, cependant, qui se trouvaient complètement ruinés et sans abri, quittaient les caves au fond desquelles ils avaient vécu plus d’un mois et sortaient de la ville : ils s’en allaient sur les terres ou prenaient le chemin des Trois-Rivières et de Montréal. La ville ne présentait plus qu’un amas de décombres informes : des pierres noircies par la fumée, des poutres calcinées, des mobiliers, d’abord arrachés aux flammes et transportés dans la rue, puis écrasés en miettes par l’écroulement d’un pan de mur voisin. Nombre de gros édifices n’offraient plus que des murailles croulantes. Les toits des habitations étaient éventrés, enfoncés, béants. Les rues et ruelles étaient creusées, trouées, labourées par les boulets ; les baraques et bicoques quelconques étaient disparues ne laissant à leur place qu’un petit tas de cendres que les vents emportaient peu à peu chaque jour. Néanmoins, il était nombre d’habitations qu’il était possible de réparer sans trop de frais, et leurs propriétaires, aidés des soldats de la garnison, s’y appliquaient, hâtivement. Plus de deux cents maisons avaient été pour ainsi dire relevées de leurs ruines. D’autres citadins, plus optimistes peut-être, reconstruisaient tout à fait leurs demeures, malgré les avis contraires du commandant de la place qui redoutait un autre bombardement. Mais les malheureux s’imaginaient que les Anglais, qui avaient tout détruit, ne songeraient plus à recommencer. Ils se trompaient, ces pauvres citadins, dont plusieurs allaient par deux fois reconstruire leurs foyers.

La basse-ville avait encore plus souffert que la haute. Là, dans un amoncellement de baraques branlantes l’incendie avait eu grand jeu, surtout en cette partie qui longeait le pied de la falaise, c’est-à-dire de la Porte du Palais jusqu’au pied du Fort Saint-Louis. Il n’y avait plus là que des débris informes mêlés d’un peu de cendres. Çà et là quelques maisons de pierre avaient pu résister à l’ouragan, seuls leurs toits avaient été endommagés. Aux abords de la rue Sault-au-Matelot un pâté de baraques et de cahutes se maintenait encore debout, et presque sans déchirures et blessures, et cela semblait tenir du prodige, tant la dévastation, et l’on pourrait dire la boucherie, était complète tout autour. Or, dans ce pâté de baraques se trouvait le cabaret de la mère Rodioux.

Durant tout le mois qu’avait duré le bombardement, la cabaretière était demeurée dans sa cave avec ses fûts et futailles ; elle y avait même servi à boire aux soldats de la garnison qui, entre deux incendies, y venaient se désaltérer et refaire leurs forces épuisées. Son commerce avait été d’autant plus fructueux, que la plupart des tavernes et cabarets avaient été démolis. Elle réussissait à s’approvisionner de vins et d’eaux-de-vie par des intermédiaires de la bande de Bigot et Cadet, entre autres un certain Jean Corpron et un certain Jacques Foissan.

Ce soir du 12 septembre, le cabaret de la mère Rodioux était rempli de miliciens et matelots faisant partie de la garnison, tous Canadiens sauf quelques soldats réguliers qui, comme Pertuluis et Regaudin, avaient déserté leur cantonnement pour venir se retremper.

Rose Peluchet, souriante et active, était à son poste. Pendant le bombardement elle s’était réfugiée chez sa sœur, la femme du milicien Aubray : c’était l’unique parente que La Pluchette avait dans la colonie. Aubray avait épousé sa sœur en France, et Rose avait suivi le jeune couple au Canada. Après le bombardement, sur l’ordre de la cabaretière, la jeune fille était revenue au poste. Quant à la mère Rodioux, elle se tenait, toujours à son comptoir, grande, sèche, sévère et digne.

Ce soir-là, les conversations étaient peu animées et les tournées moins nombreuses ; et, l’ivresse étant moindre, naturellement la conversation s’en ressentait. Et puis les visages paraissaient, préoccupés, les gestes timides, les regards se rencontraient avec crainte. C’est que l’on commençait à redouter que le siège fût plus long qu’on avait pensé, et à tous l’issue de cette guerre n’offrait rien de rassurant. Par surcroît se dressait le spectre de la famine : les vivres étaient rares, l’or et l’argent, manquaient, et les affaires ne se soutenaient plus qu’à l’aide d’une espèce de monnaie de carton qui, du jour au lendemain, ne pouvait valoir plus rien. Tout au plus cette monnaie de carton pouvait valoir auprès de l’épicier, du boulanger ou du boucher ; ces commerçants échangeaient ces cartons à la trésorerie pour de la monnaie d’or ou d’argent. À son tour le trésor colonial se retournait, du côté du trésor royal pour remboursement. Mais le jour où ces deux caisses se trouvaient épuisées, les cartons n’étaient plus que cartons. Aussi, nombre de commerçants étaient si défiants et si mesquins qu’ils refusaient de céder leurs marchandises contre cette monnaie de papier, et ils ne se pliaient à la dure nécessité que sur sommations du commandant de la place. Seuls étaient exempts de la monnaie de carton les aubergistes, taverniers, cabaretiers, tous ceux-là, bref, qui faisaient le commerce des eaux-de-vie ; car l’eau-de-vie n’étant pas une nécessité à l’existence, elle n’était pas assujettie à la monnaie de papier. La mère Rodioux ne vendait donc que contre de l’or bien brillant et de l’argent bien sonnant, et encore ne prenait-elle l’argent que faute de mieux.

Il était environ huit heures, quand un personnage fit brusquement son entrée dans la taverne, mais un personnage qui impressionna tellement la mère Rodioux qu’elle manqua de s’écrouler derrière son comptoir. Pourtant, elle se rassura assez vite en voyant courir sur les lèvres minces de l’arrivant un large sourire.

C’était Flambard.

— Bonsoir, mère Rodioux ! Bonsoir, mes braves !