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LE SIÈGE DE QUÉBEC

Flambard saluait les miliciens et matelots, et ceux-ci se dressaient pour faire le salut militaire, tout comme si le général Montcalm eût fait son apparition.

— Bonsoir, mademoiselle Peluchet ! dit encore Flambard tout en exécutant une jolie révérence à Rose, qui s’inclina gauchement en rougissant.

Et très gracieux, très maître de soi toujours, le spadassin s’avança vers le comptoir, les mollets battus par le long fourreau de sa rapière. Mais déjà la cabaretière s’élançait au devant de notre héros, grimaçait tous les sourires possibles, et de sa voix éraillée, qu’elle essayait de rendre plaisante, disait :

— Monseigneur désire peut-être un appartement privé ?… Car la présence de Monseigneur est un honneur…

— Bien ! bien ! mère Rodioux, interrompit Flambard avec un air protecteur, il est entendu que vous m’offrirez un appartement privé ; mais non pour le motif que je sois plus et mieux considéré que ces braves Canadiens, uniquement, mère Rodioux, parce que j’ai deux mots à confier à mademoiselle.

Flambard sourit doucement à la servante.

Rose Peluchet rougit plus violemment encore que l’instant d’avant, et il y avait matière à rougir, mais à rougir de joie : Flambard l’appelait tout au long « Mademoiselle », elle qui n’entendait jamais résonner que « La Pluchette », comme si elle n’était qu’une fille de pas grand’chose du tout, de rien du tout ! Aussi, la pauvre fille était-elle toute prête à mettre le courtoir Flambard au rang de la plus haute et de la meilleure gentilhommerie de France.

— Ah ! vous avez affaire à La Pluchette ? fit la mère Rodioux un peu décontenancée.

— Oui, une petite communication importante… deux minutes, trois minutes peut-être bien. Voyez-vous, mère Rodioux, ajouta Flambard en baissant la voix, affaire de famille !

Il fit un signe mystérieux à la cabaretière qui sourit et répliqua :

— Bon, bon, monsieur Flambard, j’ai là ma cuisine où vous serez tout à fait comme chez vous, je vous conduis !

— J’accepte votre cuisine, mère Rodioux, mais pas avant que je n’aie trinqué avec ces braves miliciens et matelots que je trouve rassemblés ici. Allons, mère Rodioux, servez, je paye !

Les regards des miliciens et matelots brillèrent de plaisir et d’admiration. La cabaretière se précipita à son comptoir, jeta un ordre criard à la Pluchette, puis tourna la cannette d’une futaille.

Le spadassin jeta sur le comptoir une poignée de louis ruisselants. La mère Rodioux lui servit une large coupe de cristal, aux autres clients elle fit distribuer des gobelets d’étain.

Puis Flambard leva sa coupe et cria :

— Amis Canadiens, à la France et à votre pays !

— À la France ! clamèrent cinquante voix joyeuses.

Les gobelets furent vidés et remplis. Une autre poignée d’or glissa de la main large du spadassin sur le comptoir ; puis, précédé de la Pluchette, accompagné des yeux ravis de la cabaretière et des regards admiratifs de toute la salle, notre ami se dirigea vers la cuisine. La minute d’après la porte se refermait sur lui.

L’arrivée inattendue de Flambard n’avait pas manqué de faire naître nombre de commentaires dans la salle de la taverne. Son entrée avait de suite soulevé une vive curiosité. Plusieurs des miliciens et matelots ne connaissaient pas Flambard ; ils avaient bien entendu parler de ses exploits, mais ils ne l’avaient jamais vu. Aussi avaient-ils vivement admiré sa taille haute et souple, son air martial et audacieux, son geste large et grand seigneur. Ils avaient surtout remarqué la longue et lourde rapière sur le pommeau de laquelle se posait sa main fine et nerveuse. Et si cette rapière attirait leur attention, c’est qu’on savait avec quelle habileté il la maniait et combien elle pouvait être mortelle à qui osait l’affronter. Mille conjectures avaient de suite effleuré les esprits sur la visite du spadassin en la taverne de la mère Rodioux. Mais lorsqu’on le vit se retirer dans la cuisine avec Rose Peluchet, on se regarda avec stupeur.

— Diable ! chuchota un milicien, est-ce que monsieur Flambard viendrait demander la main de La Pluchette ?

— Il n’y aurait rien d’étonnant, fit un autre. Avez-vous remarqué la façon qu’il l’a regardée, et, elle, la façon qu’elle a rougi ?

— Eh ! eh ! fit un matelot qui connaissait Flambard un peu mieux que les autres, ne vous mettez pas le nez dedans ! Un vieux célibataire de cinquante ans comme Flambard, heu ! ça ne se marie pas souvent !

— Encore moins avec une poulette de dix-huit ans !

— Et une poulette qui n’a pas la plume en soie !

— Et qui n’est pas bien bien de race.

— Au fait, dit à son tour un soldat régulier assis un peu à l’écart avec quelques camarades, elle n’est qu’une pauvre fille de paysan.

— Eh bien ! répliqua un milicien qui, paysan lui-même, se sentit piqué par cette remarque, est-ce qu’on ne dit pas que des princes ont épousé des paysannes ?

— Oui, rétorqua ironiquement l’autre, on le dit dans les contes de ma grand’mère, mais qui l’a vu ?

Les répliques allaient se faire plus vives, plus aigres, lorsque la porte de la taverne s’ouvrit lentement, doucement. Elle ne s’ouvrit qu’à demi, et dans l’entre-bâillement se montra d’abord la face balafrée et sinistre de Pertuluis, puis la figure chafouine de Regaudin.

La physionomie de la mère Rodioux qui, depuis la venue de Flambard, s’épanouissait prodigieusement, devint tout à coup terrible à voir. Pertuluis saisit de suite cette transformation. Aussi, dès qu’il fut entré, s’écria-t-il en esquissant un sourire mielleux qui donna à son masque un affreux accent d’ironie :

— Eh ! cette excellente dame Rodioux… Je vous apporte mes respects et mes hommages, excellente dame.

— Et moi, chère dame, fit Regaudin ployé en deux et balayant le plancher crasseux de son