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Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/59

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LE SIÈGE DE QUÉBEC

tricorne, je viens déposer à vos pieds ma respectueuse personne.

Et les deux grenadiers s’avançaient vers le comptoir, feutres à la main, courbés en deux, grimaçant mille sourires qui leur tordaient la bouche affreusement.

Un silence s’était fait dans la salle. La mère Rodioux n’avait pas paru entendre ces paroles galantes des deux grenadiers ; elle demeurait impassible. Mais ses yeux jetaient des lueurs farouches qui émurent les deux compères.

— Ah ! diable ! la mère n’a pas l’air d’humeur ! fit remarquer Regaudin à l’oreille de son compagnon.

— Ventre-de-grenouille ! Regaudin, il va falloir taper dur dans les sentiments de la vieille.

Les deux bravi arrivaient près du comptoir.

— Brave dame Rodioux, commença Pertuluis, les Anglais nous ont donné une soif…

— Si bien, chère madame, interrompit Regaudin, que Notre-Seigneur n’eut pas tant soif sur sa Croix !

— C’est pourquoi nous avons pensé, reprit Pertuluis, qu’avec quelques lourds louis nous pourrions…

— Vider, à votre santé, chère et excellente dame, quelques carafons, acheva Regaudin.

— Et naturellement, reprit encore Pertuluis, tout en vous proposant une affaire si avantageuse, que je connais…

— Que nous connaissons, poursuivit Regaudin, certain haut personnage qui donnerait gros pour cette affaire !

Or, Pertuluis venait d’exhiber une bourse d’une rotondité remarquable, et la mère Rodioux, flairant un gain superbe, amadoua sa physionomie revêche, essaya de sourire et dit :

— Mes gentilshommes, j’ai peu de confiance dans les affaires que vous traitez avec votre prochain…

— Oh ! se récria Regaudin, si par une fâcheuse circonstance et indépendante de notre bonne volonté il est survenu quelque mésentente…

— Cela ne veut pas dire, acheva Pertuluis, que nous ne sommes point d’honnêtes grenadiers du roi de France.

Toutes ces paroles dites avec une volubilité inimaginable ne paraissaient pas encore convaincre la cabaretière, qui n’oubliait pas qu’elle avait été jouée par les deux coquins. Tout de même, l’espoir d’empocher quelques « lourds louis » que faisait tinter exprès Pertuluis, et la curiosité d’être mise au courant de l’affaire en question firent naître sur ses lèvres un vrai sourire.

Regaudin voulut battre le fer chaud. Il se haussa sur la pointe des pieds, se pencha au-dessus du comptoir, et à voix basse, rapidement souffla :

— L’enfant… mille louis… il est à vous… un mot seulement… un geste…

Puis il cligna de l’œil mystérieusement en murmurant :

— Chut !

Pertuluis, à son tour, fit entendre un léger sifflement, tourna un regard oblique et soupçonneux vers la salle, puis il grimaça de façon à faire entendre à la cabaretière que l’affaire était dans le sac sur un signe d’elle.

La mère Rodioux dardait un regard aigu dans les faces des deux grenadiers, faces dont elle essayait, mais vainement, de démêler le faux et le vrai. Elle demanda, méfiante :

— Où est l’enfant, d’abord ?

Pertuluis tressaillit. Regaudin éternua pour ne pas laisser voir le trouble dans lequel cette question le jetait du coup.

— Où est l’enfant ? répéta la mère Rodioux en perdant son sourire.

— Chère madame, répondit Pertuluis, voilà justement ce que nous sommes venus vous apprendre. Mais vu que nos langues ne peuvent plus remuer dans nos bouches par manque de salive…

La mère Rodioux comprit.

— Que désirez-vous boire, messieurs ?

— Un petit carafon d’eau-de-vie, répondit Pertuluis.

— Ou plutôt deux carafons, corrigea Regaudin.

— C’est juste, approuva Pertuluis, et même que nous en boirons deux autres, attendu que nous devons nous rattraper un peu. Ces vauriens d’Anglais, grommela-t-il, finiront par nous faire périr de soif !

Il jeta deux pièces d’or sur le comptoir. Les regards de la mère Rodioux devinrent rouges, ses lèvres sèches furent tiraillées par un sourire et ses griffes saisirent rapidement les deux pièces d’or à l’effigie du roi de France. Elle servit à boire aux deux grenadiers.

. . . . . . . . . . . . . . .

Laissons la salle de la taverne et pénétrons dans la pièce voisine.

Nous y trouvons Flambard assis à une table et vidant lentement une coupe de vin. En face de lui et assise aussi, on voit Rose Peluchet qui essuie ses yeux humides du coin de son tablier : elle a pleuré et elle pleure encore. Elle et lui sont silencieux pour un moment. Notre héros vient de rappeler à la jeune fille le malheur qui a frappé, plus d’un mois auparavant, sa sœur, la femme du milicien Aubray. Celle-ci n’a pas revu son enfant et elle n’a cessé de souffrir atrocement de cette séparation. Elle a même cru son enfant perdu à tout jamais. Le lendemain de ce jour terrible, Rose, étant allé rendre visite à sa sœur, apprit la funeste nouvelle ; et comme elle était fort éprise du p’tit Louis, son neveu et filleul, elle avait ressenti une souffrance aussi aiguë que celle de sa sœur. Rose aussi s’était désespérée en songeant que les malandrins, embarrassés de l’enfant inconnu, avaient pu le tuer. Et chaque fois que l’image de l’enfant revenait à son souvenir, elle ne pouvait contenir la source débordante de ses larmes.

Flambard, après avoir vidé sa coupe, rompit le silence.

— Je constate, mademoiselle, que vous ne cessez de regretter votre cher petit neveu, et vous m’en voyez tout chagrin.

— Oh ! si je le regrette ! s’écria La Pluchette avec un sanglot dans la gorge. Mais je l’aimais autant que s’il eût été mon propre enfant ! Ah ! monsieur Flambard, sourit-elle à travers ses larmes, venez-vous enfin m’apprendre que vous l’avez retrouvé ?