les deux pauvres diables au derrière et au ventre. Les rires énormes couvraient les hurlements de douleur.
— Un peu d’ail et d’oignons ! clamait Flambard.
— Vingt coups de poing s’abattaient sur les faces tuméfiées des deux grenadiers.
— Poivre et sel ! hurlait Flambard.
La mère Rodioux et La Pluchette abattaient l’une son gourdin, l’autre son balai, sur les crânes endoloris des grenadiers. Et eux, à bout, sentant qu’ils seraient bientôt réduits en marmelade, résolurent de tenter un dernier et suprême effort pour échapper à cette fessée monstrueuse.
Pertuluis venait d’être poussé contre une table. Il poussa un rugissement terrible, saisit la table, l’éleva au-dessus de sa tête et la balança un moment. Les miliciens et les matelots s’écartèrent cette fois prudemment, croyant que ce projectile leur était destiné. Mais non. Pertuluis, profitant de cette seconde de répit, lança la lourde table dans l’unique fenêtre de la baraque. La fenêtre vola en mille éclats, faisant un bruit de tonnerre et laissant un trou béant et noir. Il se rua vers ce trou en hurlant :
— Enfile, Regaudin !
Dans cette minute de surprise et d’arrêt, deux grandes silhouettes humaines fendirent l’espace : la première, Pertuluis, grimpa sur l’appui de la fenêtre et sauta dans la ruelle ; le seconde, Regaudin, plus agile, plus souple, ne fit qu’un bond de la salle de la taverne dans la ruelle dehors…
Biche-de-bois ! les deux grenadiers échappaient enfin !
La salle entière demeura comme médusée.
Flambard sauta à bas de sa table et courut à la fenêtre.
— Ils échappent et le farcissement n’était pas à point ! dit-il en éclatant de rire.
Il se pencha dans la fenêtre brisée : dehors la nuit était très obscure, trop obscure pour y voir quoi que ce fût.
— Bah ! reprit-il, après tout la cuite n’était pas mauvaise !
Déjà il s’éloignait de la fenêtre, qu’un cri au dehors retentit :
— Alerte !
Tout près de la taverne des coups de feu éclatèrent, puis une clameur s’éleva. Au même instant, un officier de la garnison l’épée d’une main et un pistolet de l’autre apparut dans l’ouverture de la fenêtre. Il jeta un rapide coup d’œil dans la taverne, se retourna pour donner un ordre bref, puis il sauta dans la salle. Une vingtaine de soldats firent peu après irruption dans la taverne.
— Hé ! mère Rodioux, interpella une voix menaçante, que veut dire tout ce vacarme ? Ignorez-vous les décrets ?
Ces paroles avaient été jetées par l’officier.
Un ricanement nasillard s’éleva, et Flambard se trouva tout à coup devant l’officier. Croisant les bras il dit, défiant :
— Monsieur le vicomte de Loys, ce n’est pas la mère Rodioux qui ignore les décrets, mais votre serviteur qui les transgresse.
De Loys, reconnaissant le spadassin, recula et pâlit.
Flambard ricana sourdement. Il voyait devant lui l’ennemi acharné de Jean Vaucourt et de sa femme, un ennemi qu’il s’était juré de faire disparaître un jour ou l’autre et un criminel qu’il s’était promis de châtier. Et il savait encore que de Loys devait méditer une terrible revanche contre lui. Et pourtant il exprima une grande surprise en voyant tout à coup de Loys s’incliner humblement et murmurer :
— Monsieur, puisque c’est vous, je me retire avec mes hommes ; je pensais qu’il y avait bagarre.
Oui, Flambard demeura d’autant plus surpris qu’il saisit dans la voix, dans toute l’attitude du jeune gentilhomme un accent et une expression qu’il ne reconnaissait pas. Le vicomte n’avait plus cette contenance faite d’arrogance et de fatuité dont toute sa personne n’avait cessé de se revêtir. Le sourire méprisant de ses lèvres n’était plus. Le haut dédain de ses regards avait fait place à une sorte de timide respect. L’accent de raillerie qui avait si longtemps maquillé les traits de son visage avait disparu. Et ce visage, maintenant pâle, amaigri, étiré par les longues veilles du soldat sous les armes plutôt que par les longues veilles de la débauche, paraissait empreint d’une douce gravité. Non, décidément, Flambard ne pouvait pas reconnaître ce jeune gentilhomme qui avait été un défi vivant au respect, à la bravoure, à la sagesse, à l’honneur. Mais quel bizarre incident était donc survenu pour opérer une telle transformation en si peu de temps ? Flambard se le demandait déjà avec curiosité.
Il dit :
— Monsieur le vicomte, je comprends que je vous dois de suite des excuses pour les paroles que je viens de prononcer. Je vois que vous faites partie de la garnison sous Monsieur de Ramezay, et que vous êtes chargé de surveiller les principaux postes de défense et de voir à ce que soient observées les lois et ordonnances. Un bruit infernal partant de cette taverne a attiré votre attention. Mais ce n’était pas bagarre, c’était raclée simplement. Mais une raclée que je faisais appliquer par ces vaillants Canadiens à deux truands, voleurs d’enfants, deux truands nommés Pertuluis et Regaudin. Vous les connaissez ?
— Que trop ! sourit le vicomte.
Puis, sérieux et inquiet, il se pencha vers le spadassin et lui demanda à voix basse :
— Est-ce l’enfant de Jean Vaucourt que vous recherchez encore ?
— Non, répondit le spadassin surpris. Le capitaine a retrouvé son enfant. Mais je cherche l’enfant d’un brave paysan et milicien, un petit enfant à peu près de l’âge du petit Adélard et que les deux truands en question auraient enlevés.
De Loys tressaillit.
— Monsieur, dit-il plus bas, à moins que je ne me trompe, vous trouverez cet enfant à la demeure de monsieur l’intendant près de la rivière Saint-Charles.