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LE SIÈGE DE QUÉBEC

toute sa suite. Il est vrai que plusieurs fonctionnaires, qui faisaient partie de cette société qu’on pourrait appeler « occulte », avaient dû suivre M. de Vaudreuil qui, de Beauport, continuait à diriger les affaires du pays. Mais ces fonctionnaires ne manquaient pas les fêtes que continuait à donner ou Bigot ou Cadet.

Et ce soir, retenons-le, c’était le 12 septembre 1759 !

Mme Péan… la belle et ravissante Mme Péan, vêtue d’une robe somptueuse que garnissait la plus fine dentelle et qu’enrichissaient des perles d’un prix inestimable, avec ses pieds… mais ses pieds nus… mais des pieds magnifiques, coulés dans une paire de petites mules fabriquées avec un tissu de fil d’or, comme toujours présidait à la fête. Nous avons dit que tous les membres de la société étaient là ? Pardon ! il manquait Bréart que M. de Vaudreuil avait dépêché aux Trois-Rivières pour y organiser un convoi de vivres et le diriger vers Beauport. Il manquait Duchambon de Vergor qui commandait le poste de l’Anse au Foulon. Il manquait encore, au moment où nous pénétrons dans la demeure de l’intendant, le factotum de ce dernier, Deschenaux. Oui, mais Deschenaux s’était absenté à la fin du jour pour aller se renseigner au sujet d’un bruit qui avait couru durant quelque temps, que le capitaine Vaucourt avait retrouvé son enfant.

Cette nouvelle avait failli tuer net Bigot et Deschenaux, car le soir même de la bataille de Montmorency, c’est-à-dire un peu plus d’un mois auparavant, Pertuluis et Regaudin avaient apporté et remis à Deschenaux, moyennant mille livres, un enfant… un enfant qu’ils avaient assuré être celui du capitaine Vaucourt. Cet enfant devait servir à attirer le capitaine dans un guet-apens imaginé par Bigot et son secrétaire, guet-apens dans lequel Vaucourt serait tué net par les gardes de l’intendant.

Mais depuis la bataille de Montmorency il ne leur était pas facile d’aborder le capitaine Vaucourt dans ses cantonnements à Beauport. Quant à Héloïse de Maubertin, qui leur avait échappé, ils n’avaient pu savoir où elle s’était réfugiée après avoir quitté l’Hôpital-Général. Donc, en apprenant que Jean Vaucourt avait retrouvé son enfant, Bigot avait dit à Deschenaux ;

— Mon ami, il importe d’être fixés positivement sur la vérité ou la fausseté de cette rumeur, et il importe énormément, si la rumeur est vraie, de découvrir la retraite d’Héloïse de Maubertin et son enfant. Si vraiment Héloïse a été remise en possession de son enfant, il faudra bien admettre alors que Pertuluis et Regaudin nous ont trichés, et de ce côté encore il nous faudra frapper à mort.

Deschenaux avait aussitôt entrepris des recherches, et ce soir-là, au moment où la fête battait son plein, alors que les vins coulaient à flots ambrés, alors que la joie éclatait dans toute sa puissance, Deschenaux parut. Bigot, qui, naturellement, tenait compagnie à Mme Péan, s’excusa et alla à la rencontre de son factotum.

— C’est fait, murmura ce dernier. Vaucourt a retrouvé son enfant !

— Ah ! fit l’intendant sans que son visage ne perdît rien de son impassibilité. Et elle… Héloïse ?

— Je n’ai pu rien découvrir de sa retraite. L’intendant demeura un moment méditatif.

Puis, entraînant son secrétaire, il dit :

— Viens avec moi !

Les deux hommes montèrent à l’étage supérieur pour pénétrer dans un appartement composé d’un petit boudoir et d’une chambre à coucher. Tout était riche et luxueux. Une cheminée réchauffait de ses flammes claires l’appartement. Un lustre d’argent éclairait le boudoir. La chambre, séparée du boudoir par une large arcade dont les portières avaient été poussées, demeurait dans une obscurité relative : le lustre n’y projetait qu’une partie de sa lumière. Une femme d’un certain âge, allongée dans une bergère faisant face à la cheminée, sommeillait.

Bigot alla toucher cette femme sur l’épaule.

Elle s’éveilla en sursaut, effrayée. Mais reconnaissant les deux visiteurs, elle se leva pour demeurer dans une attitude respectueuse.

— Marie, dit l’intendant, nous voulons voir cet enfant, car il appert qu’il n’est pas celui que nous avons pensé.

La femme prit un bougeoir sur une table, l’alluma aux flammes de la cheminée et conduisit les deux hommes dans la chambre voisine. Là, près d’un lit tout paré de soie et de dentelle, se trouvait un berceau. Un enfant y dormait doucement. Bigot le considéra longuement. Puis, reportant ses regards sur Deschenaux, il dit :

— Non, cet enfant ne présente aucune ressemblance avec les traits de Vaucourt ou ceux de sa femme, nous avons été joués.

— Alors, qu’allons-nous en faire ? demanda Deschenaux d’une voix basse et dépitée.

— Je ne sais, répondit Bigot, songeur. Puis, comme s’il se fût parlé à lui-même, il ajouta : cet imbécile de vicomte nous aurait plus tôt renseignés. Bah ! fit-il plus haut avec indifférence, il n’y a qu’une chose à faire, mon ami, c’est d’aller déposer ce poupon quelque part sur le bord de la route où des passants le ramasseront demain matin.

— C’est bien, dit Deschenaux.

— Demain, reprit Bigot, nous aviserons au sujet de Vaucourt.

— Sans oublier Pertuluis et Regaudin, ricana terriblement Deschenaux.

Bigot sourit seulement. Puis, tandis que Deschenaux s’apprêtait à enlever l’enfant de son berceau, l’intendant dit à la femme :

— Marie, descendez en bas et réjouissez-vous avec les autres serviteurs ; mais silence… silence sur tout ceci !

Dans la voix de Bigot il y avait une menace affreuse, et Marie parut le comprendre ; elle s’inclina et quitta l’appartement.

Deschenaux alors souleva l’enfant et le roula doucement dans une épaisse couverture de lit. Cela fait il dit à Bigot :

— Monsieur l’intendant, veuillez m’éclairer vers cette porte secrète qui, par un escalier dérobé, me conduira dans la serre, de là dans