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LE SIÈGE DE QUÉBEC

le jardin, de sorte que personne n’aura eu vent de cette histoire.

L’intendant acquiesça à cette demande, et les deux hommes, Bigot portant le bougeoir allumé, sortirent de l’appartement.

Cinq minutes après, l’intendant rentrait dans les salons et reprenait sa place près de Mme Péan. La fête éclatait de rumeurs joyeuses. Il pouvait être environ onze heures et déjà une nuée de serviteurs transformaient l’un des salons en une salle de banquet.

Depuis que l’intendant était revenu près d’elle, Mme Péan paraissait préoccupée, sa conversation était inégale et moins enjouée, dans ses yeux vert sombre flottait comme un nuage d’inquiétude, surtout lorsqu’elle levait ses paupières vers Bigot. Lui, saisit cette préoccupation et cette inquiétude.

— Ma chère amie, murmura-t-il avec un accent très tendre, vous ne paraissez pas aussi gaie que de coutume ; cette fête n’est-elle pas à votre goût ?

— Cette fête ? se mit à rire doucement la jolie femme. Mais elle est magnifique !

— Alors, pourquoi cette mélancolie dans vos chers yeux ?

— C’est de l’inquiétude, monsieur l’intendant, et non pas de la mélancolie.

— De l’inquiétude ? Pourquoi, chère âme ?

À cet instant un groupe joyeux et très bruyant de jeunes hommes et de jeunes femmes choquaient des coupes de pur cristal dans un salon voisin et tous criaient :

— À la santé de Madame Péan !

— À Monsieur l’Intendant-royal !

— À la France !

— Au roi !

— À Madame de Pompadour !

Les jeunes femmes lançaient une fusée de rires claires.

— Voyez, chère amie, reprit l’intendant, comme on est gais là ! Entendez-vous que vous êtes la première saluée par leurs acclamations ? On boit à votre santé, mais surtout à votre beauté, avant la santé de la France, avant la santé du roi…

— Et avant la santé de Madame de Pompadour ! sourit avec orgueil Mme Péan.

— N’est-ce pas de quoi suffire pour chasser vos mélancolies ou vos inquiétudes ? Voilà que vous êtes reine tout à fait ! Bientôt, dès que les Anglais seront partis, vous serez proclamée reine de la Nouvelle-France !

— Mais les Anglais partiront-ils ?

Elle darda ses regards limpides et perçants dans les yeux tranquilles de l’intendant.

Lui, sourit avec ambiguïté et répondit :

— S’ils ne partent pas, ou plutôt s’ils persistent à demeurer, ce sera nous qui partirons.

— Mais je ne serai point la reine que vous dites !

— Vous le serez ailleurs, qu’importe ! Qui peut dire que vous ne feriez pas une admirable reine de France ?

Mme Péan éclata de rire.

Puis elle étouffa son rire, et un voile de douce gravité enveloppa tous ses traits. Elle dit :

— Mon inquiétude, monsieur l’intendant, vient de je ne sais quel pressentiment bizarre qui m’empoigne depuis quelques jours ; il me semble qu’un grand malheur plane sur nos têtes !

— Mon amie, sourit l’intendant, il faut chasser les pressentiments comme on chasse les petites bêtes qui nous incommodent.

— Je les chasse, mais ils reviennent à la charge.

— Il faut les tuer.

— Je les tue, mais ils ressuscitent aussitôt.

— Enterrez-les, noyez-les dans les plaisirs !

— Ces plaisirs n’y suffisent plus !

— Mais alors, vous souffrez… vous souffrez réellement ?

— Oui, monsieur, je souffre, soupira Mme Péan en penchant sa tête vers son éventail comme si elle eût voulu y dissimuler des yeux humides.

— Un silence se fit.

L’intendant jeta autour de lui un regard rapide et inquisiteur. Il vit que personne ne les observait. Vivement il pencha ses lèvres sur la nuque merveilleuse de la jolie femme et murmura :

— Faites un souhait, exprimez un désir, et s’il m’est possible de vous arracher à cette souffrance, je le ferai quoiqu’il en coûte !

Mme Péan releva son beau visage, rendu plus beau peut-être par l’expression d’amertume qui s’y manifestait, et elle répliqua :

— Ce n’est pas un désir ni un souhait, c’est une prière que je désire vous adresser.

— Je vous écoute, chère âme.

— Monsieur l’intendant, murmura la voix tremblante de la belle femme, tandis que ses prunelles vertes s’allumaient de flammes étranges, rendez à sa mère l’enfant que vous gardez là-haut !

Bigot tressaillit, mais imperceptiblement. Très calme en apparence, il demanda :

— Craignez-vous que sa présence n’attire quelque catastrophe sur cette maison ?

— Oui, je le crains. Car cet enfant, s’il pouvait parler, vous redemanderait sa mère. Et sa mère, en ce moment et depuis tout le temps qu’elle a été séparée de son cher petit, doit verser des larmes de sang ! Frapper ainsi le cœur d’une mère innocente, quelle malédiction cela pourrait nous attirer ! Et cet enfant, monsieur, c’est un ange… un ange du bon Dieu… prenons garde que Dieu ne se venge !

Bigot tressaillit encore. Il regarda profondément Mme Péan, trouvant étrange que cette femme, jetée dans un chaos de vices, y vivant, s’y vautrant même, pût parler ainsi de Dieu et avec un visage aussi sincère, et d’une voix aussi sereine. Et il allait peut-être lui décocher quelque trait sarcastique, lorsqu’il vit Deschenaux apparaître et venir à lui.

— Chère amie, dit-il, voici mon secrétaire qui vient me faire part d’une communication quelconque ou me confier une nouvelle, écoutez bien ce qu’il va me dire.

Deschenaux venait de s’arrêter à deux pas, demi courbé devant Mme Péan, respectueux devant l’intendant. Celui-ci interrogea :

— Quoi de nouveau, mon ami ?

— Monsieur l’intendant, j’ai accompli la mission…