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Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/70

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LE SIÈGE DE QUÉBEC

Il se tut. Interrogeant du regard son maître. Celui-ci, par un jeu des paupières que tous deux entendaient à merveille, fit comprendre au factotum sa pensée.

— Ah ! ah ! sourit-il, j’avais oublié. Eh bien ! la mère était-elle contente ?

— Monsieur, lorsque je lui eus remis son enfant, elle est tombée à genoux en remerciant le ciel et en vous bénissant.

Bigot sourit et regarda profondément Mme Péan.

À son tour elle sourit divinement et murmura :

— Merci, monsieur l’intendant, vous avez devancé mon désir.

— Parce que je l’avais deviné, madame !

La jeune femme regarda l’intendant avec admiration, puis elle s’écria, subitement frémissante de gaieté :

— Alors, oh ! alors, je veux me réjouir… je n’ai plus de pressentiment, je n’ai plus d’inquiétude, je n’ai plus…

Ses paroles furent couvertes par un carillon de cloches qui tintaient dans le salon transformé en salle de banquet : la table était servie !

Un « hourra » éclata comme un coup de canon. Un brouhaha indescriptible se produisit dans la foule des invités ; les hommes cherchaient leurs compagnes, les jeunes filles appelaient leurs amants. Des cris joyeux montaient dont les échos se répercutaient de salon en salon. Des rires éclataient, argentins, jeunes, heureux… Puis l’ordre s’étant fait, toute l’assistance entre le deuxième et le troisième salon, où était dressée une table excessivement fastueuse, fit double haie pour recevoir et laisser passer les héros de cette fête : Bigot et Mme Péan.

L’intendant venait d’offrir son bras à sa compagne, lorsqu’un domestique s’approcha rapidement et, tout effaré, murmura ces paroles :

— Monsieur l’intendant, il y a à la porte, ce grenadier, ce… Flambard, qui demande ! à vous entretenir !

— Flambard !…

Mme Péan, qui avait saisi le nom du visiteur, pâlit affreusement et son bras trembla sous le bras de l’intendant.

Lui, ne parut pas se troubler ; seulement, dans ses yeux un feu ardent brilla.

Il renvoya le domestique, puis, calme et souriant, Il dit à ses amis de sa voix suave et légèrement moqueuse :

— Amis, on m’informe qu’un visiteur fort importun est là à la porte de ma maison ; dois-je le faire entrer ?

— Son nom ! cria une voix de femme.

— Écoutez… mais silence : Flambard !

Il n’était pas besoin de commander le silence, ce nom créa une stupeur qui sembla paralyser pour une minute tout le monde. Tous les regards s’immobilisèrent sur l’intendant, et dans cette minute toutes les respirations étaient demeurées comme suspendues, si bien qu’on eût pensé que l’existence humaine avait été anéantie.

Puis une voix s’éleva dans le fond du dernier salon, une voix troublée par l’ivresse :

— Par Notre-Dame ! voici encore ce chien qui revient aboyer !

— Silence, Cadet ! commanda Bigot.

C’était bien Cadet qui, à demi ivre et entre deux jeunes femmes qui le supportaient, venait de lancer ces paroles.

— C’est un chien qui aboie et qui mord, prenons garde ! dit Péan en tirant son épée.

— Mes amis, reprit l’intendant, si vous vous croyez de force à museler le chien, je donne ordre qu’on l’introduise !

Il ricanait sardoniquement.

— Donnez cet ordre, cria Cadet. Par l’enfer et ses démons ! je lui perce le ventre de cette épée !

Et le gros munitionnaire brandissait sa courte épée de salon, un véritable jouet qui n’eût pas manqué de faire rire Flambard à se pâmer.

Ce geste de matamore fit de suite pouffer toutes les femmes qui, l’instant d’avant, avaient manqué de s’évanouir au seul nom entendu de Flambard.

— Voyons, mon ami Cadet, sourit Bigot, rengainez, rengainez ! Il importe d’abord de savoir si notre Flambard vient ici en ennemi ; il sera toujours temps de le mater.

— Une chose sûre, répliqua Cadet avec un grognement de dogue mal retenu à la chaîne, il ne vient pas en ami.

— Qu’en savons-nous ? reprit l’intendant avec un sourire moqueur. De façon ou d’autre nous allons lui faire voir que nous sommes gens de haute tenue et d’excellente courtoisie, et pour le prouver nous laisserons attendre cette table merveilleuse pour aller recevoir ce visiteur distingué. Que tous me suivent !

Il pivota avec Mme Péan toujours à son bras. Il se trouva face à face avec Deschenaux.

— Mon ami, lui murmura Bigot, faites aposter douze gardes dans les draperies du vestibule, ces gardes devront, guetter le signal que je pourrai leur faire.

Deschenaux s’inclina et sortit du salon.

Bigot et ses gens traversèrent le deuxième salon où ils se trouvaient à ce moment et pénétrèrent dans le large vestibule par où l’on pouvait gagner la porte du péristyle. Ce vestibule était magnifiquement éclairé par trois immenses lustres à trente-six bougies chacun. Il était décoré de splendides boiseries dans lesquelles s’encadraient des panoplies merveilleuses et des peintures d’un riche coloris qu’amplifiait la puissance des feux tombant des lustres. Çà et là des bronzes remarquables éclataient de leurs fauves qui se reflétaient en rayons lumineux sur les tapisseries aux couleurs claires et vives qui les avoisinaient. Le décor était fort en harmonie avec les riches parures de cette masse de courtisans qui, à cette minute, donnaient l’illusion d’un spectacle ou d’une réception à la Cour de Versailles. D’ailleurs c’était toujours l’effet auquel visait Bigot dans la splendeur qu’il déployait, et volontiers il prenait les attitudes d’un roi et d’un maître, en tout et partout il plagiait un Louis xv

Bigot s’était arrêté à douze pas de la grande porte qui ouvrait sur le péristyle, face à cette porte, avec Mme Péan à son bras toujours, et entre deux lustres qui les enveloppaient, lui et