Page:Féron - Les cachots d'Haldimand, 1926.djvu/33

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faillir en se laissant dominer par des sentiments d’égoïsme : ils ont acquis le sentiment de leur devoir à ce point que leur « moi » disparaît complètement, et qu’ils ne se sentent plus qu’une arme pour toujours consacrée à la sauvegarde de l’honneur de leur patrie. Que les dévoyés se moquent d’une telle conception du devoir, c’est leur affaire ; mais quand sonnera l’heure de leur agonie, viendra la vision de leur existence nulle, et ils trépasseront frappés au front par le soufflet de leur propre mépris… ce sera leur juste châtiment !

Oui, cette voix française, cette voix canadienne qui était venue souffler dans le cachot de Du Calvet ce mot presque divin « espérance », c’était celle de Saint-Vallier.

Après le départ du jeune homme, le gentilhomme français avait senti un ineffable allègement. Durant cette nuit-là et les quelques jours suivants il trouva moins lourdes les chaînes de sa captivité. Des amis veillaient !… Quelle vision soudaine de liberté ! Son sort n’était plus maintenant entre les mains de sbires, mais aussi entre les mains d’amis chers ! Et ces mains pourraient écarter les coups de l’arme fatale ! Ces mains pourraient, demain peut-être, ouvrir cette porte qui fermait son cachot comme la pierre ferme un tombeau ! Ces mains pourraient le tirer de ce trou trop plein d’une atmosphère terriblement alourdie par les gaz qui émanaient de la lanterne fumeuse, atmosphère en laquelle il se sentait étouffer peu à peu !

Trois jours s’écoulèrent. L’espoir, l’attente, l’anxiété se partagèrent l’esprit de Du Calvet durant ces trois jours.

Puis le soir du troisième jour il fut repris d’inquiétude. À nouveau l’image des siens tant aimés vint obséder son esprit. Il se promenait dans sa cage, amaigri, livide, voûté, tremblant. Du Calvet n’était plus que le spectre de lui-même.

Longtemps ce soir-là il tourna autour de son étroit cachot. Puis, enfin vaincu par la lassitude, il se laissa choir sur son lit de camp et s’endormit.

Il ne dormit pas longtemps. Il s’était éveillé soudainement et son attention avait été attirée par un bruit qui se produisait derrière sa porte. Ce bruit ressemblait à un grincement… à un crissement… Qu’était-ce ?… Il se le demanda. Il était éveillé, mais ses yeux demeuraient fermés, et il finit par croire qu’il rêvait.

Puis le bruit cessa, le glacial silence pesa sur lui comme avant.

Alors Du Calvet ouvrit les yeux, mais ses paupières trop lourdes demeurèrent collées à ses prunelles,

— Allons ! se dit-il, c’est un rêve que je fais !…

Et il se laissa aller tout à fait à ce rêve… il rêvait de liberté… il se revoyait heureux près de sa femme et de son fils !

Combien de temps dura le rêve ? Il n’aurait pu préciser. Mais tout à coup il se trouva sur son séant, écarquillant les yeux…

Un homme venait de pénétrer dans son cachot, et cet homme disait de sa belle voix française :

— Monsieur, je vous ai dit d’espérer… me voici !

Du Calvet ne put retenir ce cri de joie, lui l’homme si contenu :

— Oh ! vie chère !… oh ! liberté exquise !…

Puis se dressant debout, il saisit les mains de l’homme et prononça avec admiration et avec gratitude :

— Saint-Vallier…

— Saint-Vallier, oui, monsieur, répondit le jeune homme en souriant. Ainsi donc vous me connaissiez ?

Et le jeune homme, sans façon, enleva son manteau noir qu’il jeta négligemment sur le lit de camp et apparut vêtu de sa lévite grise.

— Je ne vous avais jamais vu, monsieur, répondit Du Calvet, je vous connaissais de nom. Mais si vous vous rappelez votre visite de l’autre soir…

— Parbleu ! si je me la rappelle…

— Ah ! pardon, mon ami… Tenez, asseyez-vous.

Du Calvet lui indiqua l’escabeau que le jeune homme accepta et lui-même s’assit sur son lit. Et il reprit :

— À propos, voulez-vous me dire le jour que nous sommes ?

— Il est environ deux heures de nuit, monsieur, c’est-à-dire mercredi, 4 octobre.

— Octobre… fit Du Calvet en réfléchissant. Puis il sourit et ajouta : — Monsieur, nous sommes en octobre, dites-vous, mais de quelle année ?

Saint-Vallier tressaillit, le malheureux qu’il voyait devant lui s’imaginait, après dix jours de cachot seulement, que des ans s’étaient écoulés ! Quoi ! cet homme avait donc déjà tant souffert ?… Au fait, pourquoi pas ? Il n’était plus jeune, il n’avait plus devant lui l’existence pleine de luttes, si l’on veut, mais aussi pleine de promesses, tandis que l’autre avec ses vingt-huit ans et toute sa vigueur avait devant lui tout l’avenir ! Oui… cet homme devait souffrir