Page:Féron - Les cachots d'Haldimand, 1926.djvu/34

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atrocement non seulement de ses propres souffrances, mais des souffrances d’êtres chers dont il était cruellement séparé ! Oui… cet homme avait un esprit et un cœur tout pleins d’images adorées qui durant de longues années avaient été la force de sa vie ; tandis que lui, ce jeune homme, ne faisait encore qu’entrer dans la vie, et il ne sentait pas encore autour de lui de ces attaches qui, lorsqu’elles se brisent, brisent souvent les cœurs les plus forts, les esprits les plus solides !

Saint-Vallier ressentit pour ce malheureux une immense sympathie.

— Monsieur, répondit-il, nous sommes encore en cette année 1780, vous êtes prisonnier depuis dix jours.

— Dix jours ! s’écria Du Calvet avec surprise. Dites donc plutôt dix ans, mon ami !

— Oh ! je vous comprends, monsieur, sourit le jeune homme. Je sais aussi combien ont dû vous paraître longs ces dix jours de réclusion. Oh ! j’en sais quelque chose, ajouta-t-il avec un léger rire ironique, bien que, à la vérité, je n’aie pas tant souffert que vous. Mais comme vous, je suis séparé du monde des vivants, je suis confiné en une sorte de donjon solitaire sous l’œil vigilant des sbires d’Haldimand.

Du Calvet sursauta.

— Mais, monsieur, s’écria-t-il avec une surprise amusée, êtes-vous un spectre, ou un sorcier ?

Saint-Vallier se mit à rire.

— Non, monsieur, je ne suis ni spectre ni sorcier. J’ai trouvé le moyen, ou plutôt un ami m’a trouvé ce moyen de sortir de ma prison la nuit et, quelquefois, le jour.

Du Calvet regardait le jeune homme avec un air de doute.

— Ne pensez pas, reprit le jeune homme, que je veuille faire du mystère…

— Mon ami, interrompit Du Calvet, vous me dites tout bonnement comme ça que vous quittez votre prison, que vous avez trouvé le moyen d’en sortir à votre gré et à l’heure qu’il vous convient. Or, je me demande ce que doit penser votre gardien lorsqu’il trouve votre cachot désert !

Saint-Vallier sourît largement et répliqua :

— Le gardien n’y voit goutte, parce que Saint-Vallier est toujours en son cachot !

— Je ne vous comprends plus, dit Du Calvet, ahuri.

— Vous allez comprendre : lorsque je quitte ma prison, il se trouve un autre prisonnier pour prendre ma place, un jeune homme comme moi, qui me ressemble quasi trait pour trait… C’est un sosie, comprenez-vous ?

— Si je comprends… sourit Du Calvet avec admiration.

Il prit les mains du jeune homme dans les siennes et les serra avec effusion.

— Ah ! s’écria-t-il en même temps, vous êtes bien celui qu’on m’a dit, jeune, ardent, plein d’audace, et j’ai déjà pour vous la plus grande amitié et la plus vive admiration. Mais expliquez-moi de suite comment vous avez pu pénétrer dans ce cachot ?

— Ce n’est pas sans un rude labeur. J’ai dû crocheter votre cadenas. L’autre soir je l’avais examiné avec l’espoir d’en trouver un semblable pour me procurer une clef. Or, monsieur Darmontel, mon père adoptif, qui est ferronnier et qui fut un temps serrurier, m’a trouvé un cadenas en tout pareil à celui de votre porte. Malheureusement la clef ne fonctionne pas dans ce cadenas. J’ai donc apporté le cadenas neuf, et M. Darmontel m’a expliqué que la clef du vieux cadenas fonctionnerait à merveille dans le neuf. Ce ne sera donc qu’une substitution dont on ne s’apercevra pas.

Et Saint-Vallier avait exhibé un cadenas tout neuf et tout semblable à l’autre.

— Mais ne craignez-vous pas qu’on s’aperçoive de quelque chose tout de même ? Remarquez que l’acier de votre cadenas est plus poli et plus brillant que celui de l’autre.

— Oh ! quant à la couleur, se mit à rire Saint-Vallier, je vous garantis qu’on n’y verra que du feu. Mon plus gros risque c’est d’aborder ce navire. Il est vrai que je profite des heures durant lesquelles les officiers et matelots vont à la ville s’égayer.

— Mais si ces officiers et matelots revenaient plus tôt que vous ne pensez et vous trouvaient ici ?

— Je crois bien alors qu’il faudrait en découdre, sourit le jeune homme. Aussi, n’ai-je pas l’intention d’abuser en quoi que ce soit, et nous allons prendre des mesures dès demain pour vous rendre à la liberté.

— Me rendre à la liberté ! fit Du Calvet avec émotion.

— Oui. Mais les moments sont trop précieux pour les longues explications, et je serai bref autant que possible. Voici : demain des personnages influents, ayant à leur tête monsieur Darmontel, iront demander au gouverneur votre liberté provisoire en attendant que votre procès ait lieu. Mais vu que la loi de l’HABEAS CORPUS n’existe pas encore en notre pays, il est bien possible que le gouverneur refuse de vous accorder cette