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LES TROIS GRENADIERS

l’honneur de la pauvre jeune fille. La brave femme, sur le coup et sans la moindre défiance, s’était donc laissée prendre par une rusée coquine. Et celle-ci profita de la circonstance pour se faire renseigner sur tout ce qui se passait au fort, et elle put apprendre où Foissan était retenu prisonnier ainsi que le jeune La Trémaille et les deux autres gardes. Elle apprit encore que, matin et soir, le lieutenant Aubray, quand il était dans la place, allait porter aux prisonniers leur pitance de chaque jour : quand le lieutenant était absent, c’était sa femme qui se chargeait de cette tâche. Mais ce que n’apprit pas Mlle Deladier ce fut la présence au fort de Marguerite de Loisel et du vicomte Fernand de Loys, et ce fut probablement une omission de la femme d’Aubray. N’importe ! Mlle Deladier en savait suffisamment pour entreprendre ce qu’elle projetait. Aussi éclata-t-elle de joie triomphante lorsque la femme d’Aubray se fût retirée :

— Allons ! s’écria-t-elle, tout me réussit et jamais la fortune ne m’aura si bien servie ! Tout, du reste, a concordé à tracer la voie à mes projets : aux Trois-Rivières la Friponne m’informe de la présence de Pertuluis et Regaudin, puis elle me confie le contenu de la lettre que ces deux imbéciles de grenadiers ont écrite à la Péan. Mais la Péan n’est pas femme à se laisser prendre comme ça, et même s’il est possible qu’on la prenne, Monsieur l’intendant me commande de me substituer à elle coûte que coûte.

— « Ma belle amie, m’a dit mon prince charmant, Foissan et la Péan, si elle est prise, vont nous trahir pour recouvrer leur liberté ; même s’ils ne devaient pas trahir, je redoute pour nous comme pour eux ce conseil de guerre qu’on veut tenir. Pour ne pas donner prise à de malheureux hasards, il importe que ce soit vous qu’on emmène au Fort Jacques-Cartier afin que vous rendiez la liberté à Foissan ou le tuiez dans ses fers, et vous seule, ma toute belle, ma toute aimée, êtes capable de ce coup d’audace. Car on ne se méfiera pas de vous, et vous aurez toutes les chances du monde de mener à bien cette petite mission. Voyons ! avez-vous une idée ? Pensez-vous pouvoir jouer votre rôle avec succès ? »

Mlle Deladier fit une pause et sourit largement d’ivresse. Puis elle reprit son soliloque :

— Ce n’était pas la plus simple des choses de me substituer à la Péan. Et, cependant, j’ai réussi grâce un peu à la Péan elle-même qui soulève par ses cris un chahut de tous les diables. Et puis, la Friponne est aux aguets… Mais est-elle bien sûre cette Friponne ? Ne joue-t-elle pas un rôle ? car je crois que Péan lui fait de temps à autre un brin d’amour. N’importe ! la Friponne m’avise de ce qui se passe. Je cours à l’auberge de France, et au moment où mes idiots de grenadiers sont tout désemparés, je fais mine de me sauver de l’auberge comme si j’eusse été la vieille Péan. Et eux, alors, de m’empoigner… Ah ! l’adorable méprise…

La jeune fille riait presque aux éclats. Mais peu après elle grinça des dents à l’évocation d’un souvenir.

Et l’autre, ce goujat de Foissan qui eut la présomption de croire que j’allais unir ma destinée à la sienne… qu’en faire ? Monsieur l’intendant a dit de le délivrer ou le tuer dans ses fers… faire en sorte qu’il ne passe pas en conseil de guerre. Non… le tuer comme ça, froidement, je ne pourrais pas, car il ne m’a fait d’autre mal que de m’avoir embêtée de ses assiduités. Le mieux c’est d’ouvrir son cachot et lui donner la clef des champs, puis de rendre la liberté aux trois gardes de Monsieur l’intendant et de m’escamper à mon tour.

Elle se reprit à rire, d’un rire juvénile, espiègle.

— Mon Dieu ! que c’est drôle, et ce qu’on s’amuse en cette Nouvelle-France !

Puis, sérieuse :

— Oui, mais l’ennuyeux c’est de vivre dans cette sordide cabane sans jour et sans air une journée, deux jours, trois jours peut-être ! C’est égal, je m’amuserai à préparer mes plans. Pour aujourd’hui je vais me contenter de faire une reconnaissance autour de la prison de Foissan, tout en me mettant au courant des aîtres de la place…

Elle se tut pour demeurer grave et méditative. Puis :

— Ne serait-il pas avantageux de mettre Foissan sur le qui-vive, par exemple, en lui glissant une note ? Oui, et lui faire savoir en même temps que je travaille à sa délivrance. Mais avec quoi écrire un billet ?…