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LES TROIS GRENADIERS

— Merci, mes braves amis, répliqua une voix profonde, basse et retentissante à la fois, le chevalier de Pertuluis est en effet, ainsi que son écuyer le sieur de Regaudin, un excellent grenadier du roi de France.

— Et deux vaillants grenadiers, renchérit la voix quelque peu aigre de notre ancienne connaissance Regaudin, que Sa Majesté le roi d’Angleterre s’honorerait d’avoir à la tête de ses régiments de grenadiers-royaux, biche-de-bois !

— Ha ! Ha !… se mit à rire, dans un angle éloigné du cabaret, une voix ironique à l’accent italien. Ha ! Ha !… deux beaux grenadiers, en vérité, qui pourfendent bien plus de leur langue que de leur lame !

— Ah ! ça, messire Fossini, cria un soldat demi ivre, allez-vous insulter l’armée ?

— Ventre-de-diable ! jura Pertuluis, que lui importe à lui qui n’est pas français et qui n’est point grenadier ?

— Avec ça, biche-de-bois, fit Regaudin avec un sourire mordant, est-ce qu’on lui a vu le flingot au poing à la bataille du mois de septembre ?

— A-t-il fait étinceler aux yeux des Anglais la lame qu’il porte ? demanda un autre soldat.

— Et l’a-t-il fait siffler quelque peu et l’a-t-il choquée contre les claymores des Montagnards Écossais ? fit un autre avec mépris.

— Biche-de-bois, s’écria Regaudin, comment aurait-il pu le faire, puisqu’il faisait claquer, ce jour-là, ses talons en se sauvant et en cherchant un abri ?

— Lâche ! crièrent quelques soldats à ce Fossini qui, pour passer français, s’appelait Foissan.

— Traître ! rugirent d’autres soldats.

— Silence ! commanda Foissan avec colère. Je suis aussi bon sujet du roi que quiconque d’entre vous !

Un rire énorme résonna.

— Oui… sujet du roi des brigands ! clama une voix de jeune fille.

— Bravo ! La Pluchette ! fit en chœur l’assemblée.

— À la santé du roi de France ! vociféra Pertuluis en élevant un gobelet plein de liqueur.

— Vive le roi !

— À la santé des Grenadiers du roi ! clama Regaudin.

— Vivent les Grenadiers !

Les gobelets s’entre-choquèrent avec un bruit effarant. Des éclats de rire roulèrent un moment, et des éclats de voix firent trembler la baraque.

— Ah ! ça, ventre-de-bœuf ! reprit Pertuluis qui venait de se lever et qui jetait un regard narquois vers Foissan et trois gardes qui lui tenaient compagnie, si je ne me trompe, Il Signor Fossini n’a pas bu à la santé du roi !

— Ou s’il a bu, dit un soldat en éclatant de rire, c’était à la santé du roi des brigands !

Un rire approbateur circula.

— Et il n’a pas, continua Pertuluis d’une voix qui prenait un ton menaçant, bu à la santé des Grenadiers du roi !

— Horreur ! cria la salle scandalisée.

— Qu’on le jette à la porte !

À la fin, l’eau-de-vie aidant, la colère s’emparait des soldats. Ils connaissaient Foissan pour un des agents de ceux-là qui affamaient l’armée. Mais Foissan, tout en achevant de vider une coupe de vin rouge, essayait de conserver, sur ses lèvres un sourire de dédain, cependant que ses trois compagnons avaient une physionomie plutôt inquiète. Or, le sourire de dédain de Foissan fit éclater des colères plus ardentes, et plusieurs soldats quittèrent brusquement leurs sièges pour s’élancer contre l’italien. Mais Pertuluis les contint.

— Minute, mes amis, fit-il seulement.

Titubant, le grenadier s’avança au centre de la place. Des soldats repoussèrent des tables, culbutèrent des escabeaux pour qu’il fût plus à son aise. Là, tanguant et roulant, car il était un peu plus qu’à demi ivre, le grenadier parla ainsi d’une voix zézayante :

— Mes amis et camarades, on est grenadier et on est français, que diable ! Et cela étant ainsi, bien qu’on soit un peu rouleur et roulard par-ci par-là, riboteur, poivrot, cascadeur, pochard, on est pas gredin ! Ventre-de-roi ! on a le cœur à sa place ! Il peut arriver qu’un Français quelconque vende son pays et sa race et son roi… mais un grenadier de France, jamais ! Eh bien ! on a vendu ce pays, on a trahi la capitale, on a livré l’armée… mais ces canailles-là n’étaient point des français, ni des grenadiers… C’étaient des étrangers, des crapules, des vermines comme en voilà une… là !

D’un grand geste il indiqua Foissan sur qui tombèrent des regards foudroyants.