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Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/44

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qui aient jamais porté une ancienne chenille dans les airs.

Le traiteur était veuf, mais on ne fait pas de folies sur la place Saint-Martin, à Tours. Le traiteur se moqua de notre belle Marguerite pour épouser une rentière blette, qui lui apportait une inscription de 2,700 fr. et un riche talent de comptable. Marguerite faisait son stage durement. La nouvelle épouse la mit à la porte. Elle tomba en proie à un commis voyageur qu’elle rongea jusqu’à l’os ; mais il n’y avait que la peau.

Paris serait la première ville de France, si Bordeaux n’existait pas ; c’est l’opinion des Bordelais. Marguerite vit Bordeaux, on y apprend beaucoup ; c’est plein d’agents de change. Elle fut deux ou trois fois sur le point d’y trouver son prince russe ou son « premier mari, » mais elle était trop jeune, peut-être même trop belle ; cela nuit plus qu’on ne pense.

Elle fut demoiselle de magasin ; elle tourna des quantités de têtes gasconnes sans honneur ni profit. Elle monta sur un théâtre où le prince russe d’une poupée de carton la fit siffler pour cent écus. Elle donna des leçons de piano et fit peur aux instincts des mères.

Elle fut institutrice. Partie gagnée, n’est-ce pas ? Institutrice dans un premier cru de Médoc ; 1,400 francs la pièce !

Ils sont marquis, ces vignerons ; ils sont bordelais, c’est-à-dire épicuriens, fleuris, chatouilleux, roués, naïfs. Partie gagnée !

Non. Marguerite était trop jeune. Le Cid illustra son premier coup ; Condé enfant écrivit le nom de Rocroy dans l’histoire, mais César attendit trente-trois ans. César est le plus grand des trois.

Il faut attendre, il faut échouer, il faut souffrir.

Je ne sais pas ce que Marguerite Sadoulas n’avait pas fait à dix-neuf ans qu’elle avait, quand la diligence de Lyon la jeta mal attifée, un peu malade, très découragée, mais miraculeusement belle, sur le pavé de la cour des Messageries, rue Saint-Honoré à Paris. Elle n’avait réussi à rien, voilà la chose certaine. Sa beauté effrayait. Là-bas, sur les brasses du Bengale où vont et viennent les princes russes de la mer, les navires corsaires, plus avisés que Mar-